12 mars 2025

Pacôme Thiellement : Infernet


Lu Infernet, de Pacôme Thiellement. Il s’agit de la mise par écrit d’une série de chroniques vidéo que l’auteur a faites pour le média Blast, et dans lesquelles il revient sur plusieurs épisodes emblématiques (et souvent tragiques) de l’ère d’Internet aux États-Unis : les affaires Gabby Petito, Marina Joyce, Mother God, Elisa Lam, etc. Le choix des sujets est très bon, en ce que l’auteur a vraiment sélectionné les histoires les plus révélatrices de tout ce petit monde d’Internet, de Facebook, d’Instagram : un monde fait de narcissisme, de bêtise, d’ennui et de fuite de la réalité. Ces récits sont suivis par un texte autobiographique, intitulé « Internet et moi, une confession », dans lequel l’auteur relate avec une grande franchise ses mésaventures sentimentales via Facebook.
Que dire de cet Infernet ? Il faut reconnaître à l’auteur un vrai talent de conteur. Ces histoires sordides sont souvent captivantes, et relatées avec beaucoup de rythme et de savoir-faire. À cet égard c’est une lecture très plaisante. Là où le bât blesse, c’est que Pacôme Thiellement ne se contente pas de raconter, il prétend aussi analyser, expliquer, juger. En un mot il a aussi des prétentions intellectuelles. Et dès qu’il bascule dans ce registre, il tombe dans la lourdeur et les platitudes, telles que : « Les représentations de la divinité ont toujours été un mélange des deux grandes aspirations contradictoires de l’humanité : la quête de justice et l’appétit du pouvoir. » Voilà une question millénaire rondement élucidée ! Et toutes ces petites histoires piquantes et dérisoires de notre modernité sont examinées à travers le prisme de cette philosophie de comptoir, pataude et contente d’elle-même. Le problème c’est que Pacôme Thiellement, si sympathique qu’il puisse être par ailleurs, n’est ni un penseur ni un sociologue.
Ce n’est pas un penseur : il est totalement dépourvu de ce caractère délié de l’esprit, de cette fermeté de la vision et du propos, de cet empire sur soi-même qui caractérisent les vrais penseurs. Il vient du monde de la bande-dessinée, de Hara-Kiri et du professeur Choron, de la dérision et du rire gras. Dès qu’il s’efforce de réfléchir, de prendre de la hauteur, il tombe dans les clichés, dans les formules toutes faites. Le monde de l’abstraction n’est pas fait pour lui, c’est un enfant des images et des écrans, comme tant de nos contemporains. D’où le côté laborieux de ses analyses.
Et ce n’est pas un sociologue : on ne trouve dans Infernet aucune réflexion d’ensemble sur le phénomène d’Internet, en le replaçant dans les perspectives plus larges de l’aliénation technicienne et de la désagrégation émotionnelle moderne. Il se contente d’enfiler les lieux communs sur l’être humain qui a soif de reconnaissance et d’amour. Comme s’il s’agissait seulement de cela ! Le gnostique Thiellement n’est doté d’aucune base théorique (marxiste, biblique, platonicienne, freudienne, que sais-je) qui lui permettrait de mettre en perspective les phénomènes qu’il observe. Il se contente dès lors de jugements moraux de surface sur la nocivité de Facebook, sans jamais approfondir vraiment les ressorts fondamentaux du système qu’il a sous les yeux.
Et c’est là l’aspect le plus irritant – et paradoxal – de cet Infernet : en critiquant Internet, Thiellement est tombé précisément dans le travers principal d’Internet : l’enchaînement de poncifs péremptoires en guise de pensée. C’est comme s’il avait été contaminé par son sujet. En lisant son livre, on a parfois l’impression de lire un post de forum ou un message Facebook. Ce sont les mêmes formules définitives et creuses, faisant appel aux capacités les plus superficielles de l’intelligence. Que tout cela est lourd, mon Dieu… Suis-je donc si différent des autres ?

12 février 2025

Fragments, février 2025


- Umberto Eco, Le Nom de la Rose : c'est de l'érudition folklorique. Le regard à travers lequel est vu cet univers de piété et de réclusion, c'est bien celui de l'utilitarisme technicien. Toutes les idoles modernes sont valorisées : la sexualité féminine, l'image, le rire, la liberté, la subversion, la science, le progrès. Et tout le reste est rejeté dans le domaine du folklore et de l'obscurantisme. Avec des inventaires à la Prévert pour bien faire ressortir l'artificialité de cette ferveur monacale, son côté pittoresque, dépassé. Et c'est la raison pour laquelle l'adaptation au cinéma allait pour ainsi dire de soi : c'est exactement le même paradigme, les mêmes valeurs.

- Barry Lyndon de Kubrick : ce qui est intéressant avec cette adaptation, c'est que Kubrick a suivi le chemin rigoureusement inverse par rapport à la plupart des adaptations : il y a, dans la plupart des romans, quelque chose de noble qui se perd au cinéma, lequel a tendance à tout rendre plus prosaïque. Mais pour Barry Lyndon c'est l'inverse : le roman est une chronique au vitriol, foisonnante, cynique, un peu débraillée, et Kubrick en a fait une tragédie altière et mélancolique. Le cinéma de Kubrick est un art froid qui tend à l'intellectualisation et à l'abstraction : le même processus a eu lieu avec son adaptation de King, de Schnitzler, etc.

- L'immoralisme – nietzschéen, gidien – ne tirait son prestige, son autorité, sa puissance d'attraction, que parce qu'il s'exprimait au sein d'un monde de normes et de contraintes morales. Alors il se détachait sur ce fond d'austérité et brillait de tous ses feux. Mais une telle posture n'est plus du tout possible aujourd'hui : l'effondrement de leurs adversaires d'hier a rendu caduc tout ce qu'il pouvait y avoir de distinction chez eux, et a transformé leurs fines jouissances d'esthètes en une quête universelle du plaisir, en un plat conformisme égoïste et obtus. Jamais les fruits d'une victoire n'ont été si amers au cours de l'histoire.

15 janvier 2025

Controverse sur Woody Allen


POUR : - En définitive, me dit-il, peu de choses dans la vie m’auront procuré autant de bonheur que de regarder les films de Woody Allen. J’ai les DVD de tous ses films depuis Annie Hall, ce qui fait quarante-quatre DVD, toute une étagère. J’en ai vu certains cinq ou six fois. Certains de ses films récents sont un peu moins bons, bien sûr, mais la série qui va de Annie Hall (1977) à Une autre femme (1988) est admirable, glorieuse, une suite de chefs-d’œuvre, d’une sensibilité et d’un tact extraordinaires. Figure-toi que de 1979 à 1984, sur cinq films, quatre sont en noir et blanc, et ce sont quatre chefs-d’œuvre : Manhattan, Stardust Memories, Zelig et Broadway Danny Rose. Quel autre réalisateur, à la fin du vingtième siècle, pouvait ainsi s’offrir le luxe de tourner quatre films en noir et blanc pour de pures raisons esthétiques ? C’est un long solo de jazz à Central Park, un après-midi d’automne pluvieux. Il y a tout dans ces films : la qualité de l’écriture, la fluidité de la mise en scène, du montage, et surtout un sens de l’humanité dans ce qu’elle a de plus authentique : l’art, l’amour, l’humour, l’élégance du désespoir. Avec cette patine de la photographie de Gordon Willis qui hisse ces œuvres au statut de classiques. Il oscille avec aisance entre Tchekhov, Bergman et Chet Baker. Il fait partie de moi comme aucun autre cinéaste.

CONTRE : - Peu de réalisateurs sont aussi dangereux et néfastes que Woody Allen, me dit-il. Bien sûr, ses films sont plaisants à regarder. Mais pour quelqu’un qui, comme moi, aspire à donner un certain tour philosophique et spirituel à son rapport au monde, Woody Allen représente vraiment le contraire de ce qu’il faut faire. Il détend toutes les cordes de la sagesse et de la virilité, et il alimente tous les penchants pathologiques à l’alanguissement et à la mollesse. Il place ses actrices sur un piédestal, s’inscrivant ainsi totalement dans le grand courant du monde moderne qui consiste à mettre la femme au centre de tout. Il bouche complètement la moindre perspective sur le Ciel et sur l’idéal, distillant son nihilisme ravageur à coups d’ironie et de sarcasmes. Il épouse sans réserve la grande tendance de notre époque à la superficialité, manipulant en virtuose tous les rouages de la sentimentalité pour parvenir à ses fins. Ce qu’il génère, c’est de la fébrilité, de l’instabilité, tout ce que les anglo-saxons appellent neediness. Et c’est un escroc, un faux intellectuel : il parsème ses platitudes de références littéraires pour épater le bobo (et il faut reconnaître que cela a admirablement fonctionné), mais le fond reste atterrant de conformisme. Ce n’est pas qu’il soit mauvais dans son art, mais il est mensonger, destructeur, vraiment dangereux.

21 décembre 2024

François Bayrou et la Providence

Je discutais l’autre jour avec un ami philosophe.
« Je suis très effrayé, lui dis-je. Il paraît que l’accession au pouvoir de François Bayrou et de Ségolène Royal a été prophétisée sur un blog depuis 2010. Si c’est vrai, cela veut dire qu’il y a un destin, que tout est écrit, et en tant que chrétien je ne peux pas l’accepter. Je ne peux pas renoncer à l’idéal de la liberté sans renoncer à moi-même. »
Mon ami garda un moment le silence, puis il me dit :
« Tout cela, ce sont des rumeurs. Je ne pense pas que quelqu’un ait pu prévoir l’accession au pouvoir de Bayrou depuis 2010 (et sans doute même avant, puisque le blog ne commence qu'à cette date). C’est impossible. Je n’y crois pas. Mais même si c’était vrai, c’est après tout assez aisément explicable.
« Tout d’abord cela s’explique par de simples facteurs de psychologie humaniste élémentaire. Nous ne sommes plus des humanistes. Nous évoluons dans un monde de stimulations brutes et immédiates. Mais il ne faut pas oublier que pendant des siècles l’Occident a développé une capacité de pénétration psychologique hors du commun. Il paraît que l’auteur du blog en question est un grand lecteur des Vies parallèles de Plutarque, et Plutarque a poussé plus loin que quiconque la réflexion sur les rapports entre le caractère et le destin. Dès lors, pour quelqu’un de familiarisé avec ce savoir humaniste, il était assez facile de prévoir, même en 2007, que la démagogie sarkozyste purement émotionnelle et mensongère finirait mal, et que la ténacité d’un Bayrou, sa force de caractère qui fait penser à celle d’un Fabius Maximus ou d’un Caton l’Ancien, finirait, avec le temps, par le conduire à la direction des destinées de son pays. Même chose pour Ségolène Royal d’ailleurs, qui possède les mêmes qualités d’intransigeance austère et de droiture de la volonté. Tout cela était en quelque sorte écrit, il n’y a aucun mérite particulier à l’avoir prévu.
« Sur le plan politique aussi les choses devaient fatalement en arriver là. Il est bien évident que les positions de Bayrou sur la dette ou sur l’hypercentralisme français étaient celles qui collaient le plus à la réalité, d’un simple point de vue objectif ; et en tant que marxiste je suis bien forcé d’admettre qu’à un moment ou à un autre ce sont les dynamiques objectives de l’histoire qui finissent par s’incarner et s’imposer, même si le spectacle et l’illusion peuvent occuper le devant de la scène pendant un certain temps.
« Enfin, je ne pense pas que tout cela soit contradictoire avec la liberté chrétienne. Après tout, le caractère, lui, est libre, et si le déroulement de l’histoire n’est en quelque sorte que la sanction dans le temps de ce caractère, la liberté originelle demeure malgré tout.
« Mais il y a une chose qu’il faut ajouter. Chaque fois que Bayrou a été au premier plan, des réactions très virulentes se sont produites. La première fois, c’était en 1994 lorsqu’un million de personnes sont descendues dans la rue pour manifester contre sa réforme de la loi Falloux. La seconde, c’est en 2017, lorsque, nommé ministre de la Justice, l’affaire des assistants parlementaires du MoDem lui a été jetée dans les pattes en moins d’un mois et l’a forcé à démissionner. Je suis convaincu que le christianisme ellulien de Bayrou (Bayrou est en effet un grand lecteur de Jacques Ellul, dont il a pu suivre les cours à l'IEP de Bordeaux) est absolument antagoniste avec l’esprit du monde et avec celui de notre époque. Pour l’instant c’est le cœur de l’hiver, l’antique Serpent dort encore. Mais il va ouvrir l’œil, il va relever la tête. Comme à chaque fois, des forces gigantesques vont se mobiliser contre François Bayrou, vont entrer littéralement en convulsion, car Bayrou, contrairement à ses prédécesseurs, n’appartient pas totalement à ce monde corrompu, il participe d'un Esprit radicalement autre, irrecevable pour le monde. Oui, l’antique Serpent, frappé au cœur, va vite se redresser, et il n’épargnera rien pour que les choses rentrent dans l’ordre. »

4 décembre 2024

Victor Hugo : Les Contemplations


Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« En langue française, aucun ouvrage ne peut se comparer aux Contemplations de Hugo, me dit-il. C’est le nec plus ultra, non seulement de la poésie française, mais de toute notre littérature. C’est l’équivalent d’un livre saint, littéralement. Il représente la perfection sur tous les plans : sur le plan de la métrique, de la langue, de l’expressivité, de la beauté, mais aussi du fond, de la spiritualité, du sens. C’est une flamme qui éclaire la nuit la plus profonde qui soit, la nuit de l’exil, de la solitude, du tombeau. Dans cet abîme, Hugo est face à face avec les génies de la nuit, avec les démons, avec Dieu. L’extraordinaire virtuosité de la langue ne nuit ni à la richesse du sens, ni à la rigueur de la forme. Au contraire : il semble que tous les faisceaux de l’intelligence humaine se rejoignent et se renforcent l’un l’autre : la musicalité renforce le message, le message s’appuie sur le vers pour atteindre des régions toujours plus élevées. Il n’y a pas un mot à y retrancher, pas un vers, l’ensemble est parfait, du premier au dernier vers. Quel ouvrage, dans quelle langue, peut-il lui être comparé ? Shakespeare ? Shakespeare nous saisit, bien sûr, il nous captive, mais jamais il ne cause un tel ravissement. Goethe ? Mais Goethe est froid, ciselé, c’est encore le dix-huitième siècle. Le seul nom qui me vienne à l’esprit est celui d’Horace, dans la langue latine. Horace est cité dans Les Contemplations, il donne même son nom à l’un des poèmes. Celui qui a merveilleusement parlé d’Horace, c’est Nietzsche, dans Ecce Homo, et ce qu’il en dit pourrait tout aussi bien s’appliquer aux Contemplations.
Laisse-moi te lire le passage : « Jusqu’à présent aucun poète ne m’a procuré le même ravissement artistique que celui que j’ai éprouvé dès l’abord à la lecture d’une ode d’Horace. Dans certaines langues il n’est même pas possible de vouloir ce qui est réalisé ici. Cette mosaïque des mots, où chaque mot, par son timbre, sa place dans la phrase, l’idée qu’il exprime, fait rayonner sa force à droite, à gauche et sur l’ensemble, ce minimum dans la somme et le nombre des signes et ce maximum que l’on atteint ainsi dans l’énergie des signes – tout cela est romain, et, si l’on veut m’en croire, noble par excellence. »