12 février 2025

Fragments, février 2025


- Umberto Eco, Le Nom de la Rose : c'est de l'érudition folklorique. Le regard à travers lequel est vu cet univers de piété et de réclusion, c'est bien celui de l'utilitarisme technicien. Toutes les idoles modernes sont valorisées : la sexualité féminine, l'image, le rire, la liberté, la subversion, la science, le progrès. Et tout le reste est rejeté dans le domaine du folklore et de l'obscurantisme. Avec des inventaires à la Prévert pour bien faire ressortir l'artificialité de cette ferveur monacale, son côté pittoresque, dépassé. Et c'est la raison pour laquelle l'adaptation au cinéma allait pour ainsi dire de soi : c'est exactement le même paradigme, les mêmes valeurs.

- Barry Lyndon de Kubrick : ce qui est intéressant avec cette adaptation, c'est que Kubrick a suivi le chemin rigoureusement inverse par rapport à la plupart des adaptations : il y a, dans la plupart des romans, quelque chose de noble qui se perd au cinéma, lequel a tendance à tout rendre plus prosaïque. Mais pour Barry Lyndon c'est l'inverse : le roman est une chronique au vitriol, foisonnante, cynique, un peu débraillée, et Kubrick en a fait une tragédie altière et mélancolique. Le cinéma de Kubrick est un art froid qui tend à l'intellectualisation et à l'abstraction : le même processus a eu lieu avec son adaptation de King, de Schnitzler, etc.

- L'immoralisme – nietzschéen, gidien – ne tirait son prestige, son autorité, sa puissance d'attraction, que parce qu'il s'exprimait au sein d'un monde de normes et de contraintes morales. Alors il se détachait sur ce fond d'austérité et brillait de tous ses feux. Mais une telle posture n'est plus du tout possible aujourd'hui : l'effondrement de leurs adversaires d'hier a rendu caduc tout ce qu'il pouvait y avoir de distinction chez eux, et a transformé leurs fines jouissances d'esthètes en une quête universelle du plaisir, en un plat conformisme égoïste et obtus. Jamais les fruits d'une victoire n'ont été si amers au cours de l'histoire.

15 janvier 2025

Controverse sur Woody Allen


POUR : - En définitive, me dit-il, peu de choses dans la vie m’auront procuré autant de bonheur que de regarder les films de Woody Allen. J’ai les DVD de tous ses films depuis Annie Hall, ce qui fait quarante-quatre DVD, toute une étagère. J’en ai vu certains cinq ou six fois. Certains de ses films récents sont un peu moins bons, bien sûr, mais la série qui va de Annie Hall (1977) à Une autre femme (1988) est admirable, glorieuse, une suite de chefs-d’œuvre, d’une sensibilité et d’un tact extraordinaires. Figure-toi que de 1979 à 1984, sur cinq films, quatre sont en noir et blanc, et ce sont quatre chefs-d’œuvre : Manhattan, Stardust Memories, Zelig et Broadway Danny Rose. Quel autre réalisateur, à la fin du vingtième siècle, pouvait ainsi s’offrir le luxe de tourner quatre films en noir et blanc pour de pures raisons esthétiques ? C’est un long solo de jazz à Central Park, un après-midi d’automne pluvieux. Il y a tout dans ces films : la qualité de l’écriture, la fluidité de la mise en scène, du montage, et surtout un sens de l’humanité dans ce qu’elle a de plus authentique : l’art, l’amour, l’humour, l’élégance du désespoir. Avec cette patine de la photographie de Gordon Willis qui hisse ces œuvres au statut de classiques. Il oscille avec aisance entre Tchekhov, Bergman et Chet Baker. Il fait partie de moi comme aucun autre cinéaste.

CONTRE : - Peu de réalisateurs sont aussi dangereux et néfastes que Woody Allen, me dit-il. Bien sûr, ses films sont plaisants à regarder. Mais pour quelqu’un qui, comme moi, aspire à donner un certain tour philosophique et spirituel à son rapport au monde, Woody Allen représente vraiment le contraire de ce qu’il faut faire. Il détend toutes les cordes de la sagesse et de la virilité, et il alimente tous les penchants pathologiques à l’alanguissement et à la mollesse. Il place ses actrices sur un piédestal, s’inscrivant ainsi totalement dans le grand courant du monde moderne qui consiste à mettre la femme au centre de tout. Il bouche complètement la moindre perspective sur le Ciel et sur l’idéal, distillant son nihilisme ravageur à coups d’ironie et de sarcasmes. Il épouse sans réserve la grande tendance de notre époque à la superficialité, manipulant en virtuose tous les rouages de la sentimentalité pour parvenir à ses fins. Ce qu’il génère, c’est de la fébrilité, de l’instabilité, tout ce que les anglo-saxons appellent neediness. Et c’est un escroc, un faux intellectuel : il parsème ses platitudes de références littéraires pour épater le bobo (et il faut reconnaître que cela a admirablement fonctionné), mais le fond reste atterrant de conformisme. Ce n’est pas qu’il soit mauvais dans son art, mais il est mensonger, destructeur, vraiment dangereux.

21 décembre 2024

François Bayrou et la Providence

Je discutais l’autre jour avec un ami philosophe.
« Je suis très effrayé, lui dis-je. Il paraît que l’accession au pouvoir de François Bayrou et de Ségolène Royal a été prophétisée sur un blog depuis 2010. Si c’est vrai, cela veut dire qu’il y a un destin, que tout est écrit, et en tant que chrétien je ne peux pas l’accepter. Je ne peux pas renoncer à l’idéal de la liberté sans renoncer à moi-même. »
Mon ami garda un moment le silence, puis il me dit :
« Tout cela, ce sont des rumeurs. Je ne pense pas que quelqu’un ait pu prévoir l’accession au pouvoir de Bayrou depuis 2010 (et sans doute même avant, puisque le blog ne commence qu'à cette date). C’est impossible. Je n’y crois pas. Mais même si c’était vrai, c’est après tout assez aisément explicable.
« Tout d’abord cela s’explique par de simples facteurs de psychologie humaniste élémentaire. Nous ne sommes plus des humanistes. Nous évoluons dans un monde de stimulations brutes et immédiates. Mais il ne faut pas oublier que pendant des siècles l’Occident a développé une capacité de pénétration psychologique hors du commun. Il paraît que l’auteur du blog en question est un grand lecteur des Vies parallèles de Plutarque, et Plutarque a poussé plus loin que quiconque la réflexion sur les rapports entre le caractère et le destin. Dès lors, pour quelqu’un de familiarisé avec ce savoir humaniste, il était assez facile de prévoir, même en 2007, que la démagogie sarkozyste purement émotionnelle et mensongère finirait mal, et que la ténacité d’un Bayrou, sa force de caractère qui fait penser à celle d’un Fabius Maximus ou d’un Caton l’Ancien, finirait, avec le temps, par le conduire à la direction des destinées de son pays. Même chose pour Ségolène Royal d’ailleurs, qui possède les mêmes qualités d’intransigeance austère et de droiture de la volonté. Tout cela était en quelque sorte écrit, il n’y a aucun mérite particulier à l’avoir prévu.
« Sur le plan politique aussi les choses devaient fatalement en arriver là. Il est bien évident que les positions de Bayrou sur la dette ou sur l’hypercentralisme français étaient celles qui collaient le plus à la réalité, d’un simple point de vue objectif ; et en tant que marxiste je suis bien forcé d’admettre qu’à un moment ou à un autre ce sont les dynamiques objectives de l’histoire qui finissent par s’incarner et s’imposer, même si le spectacle et l’illusion peuvent occuper le devant de la scène pendant un certain temps.
« Enfin, je ne pense pas que tout cela soit contradictoire avec la liberté chrétienne. Après tout, le caractère, lui, est libre, et si le déroulement de l’histoire n’est en quelque sorte que la sanction dans le temps de ce caractère, la liberté originelle demeure malgré tout.
« Mais il y a une chose qu’il faut ajouter. Chaque fois que Bayrou a été au premier plan, des réactions très virulentes se sont produites. La première fois, c’était en 1994 lorsqu’un million de personnes sont descendues dans la rue pour manifester contre sa réforme de la loi Falloux. La seconde, c’est en 2017, lorsque, nommé ministre de la Justice, l’affaire des assistants parlementaires du MoDem lui a été jetée dans les pattes en moins d’un mois et l’a forcé à démissionner. Je suis convaincu que le christianisme ellulien de Bayrou (Bayrou est en effet un grand lecteur de Jacques Ellul, dont il a pu suivre les cours à l'IEP de Bordeaux) est absolument antagoniste avec l’esprit du monde et avec celui de notre époque. Pour l’instant c’est le cœur de l’hiver, l’antique Serpent dort encore. Mais il va ouvrir l’œil, il va relever la tête. Comme à chaque fois, des forces gigantesques vont se mobiliser contre François Bayrou, vont entrer littéralement en convulsion, car Bayrou, contrairement à ses prédécesseurs, n’appartient pas totalement à ce monde corrompu, il participe d'un Esprit radicalement autre, irrecevable pour le monde. Oui, l’antique Serpent, frappé au cœur, va vite se redresser, et il n’épargnera rien pour que les choses rentrent dans l’ordre. »

4 décembre 2024

Victor Hugo : Les Contemplations


Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« En langue française, aucun ouvrage ne peut se comparer aux Contemplations de Hugo, me dit-il. C’est le nec plus ultra, non seulement de la poésie française, mais de toute notre littérature. C’est l’équivalent d’un livre saint, littéralement. Il représente la perfection sur tous les plans : sur le plan de la métrique, de la langue, de l’expressivité, de la beauté, mais aussi du fond, de la spiritualité, du sens. C’est une flamme qui éclaire la nuit la plus profonde qui soit, la nuit de l’exil, de la solitude, du tombeau. Dans cet abîme, Hugo est face à face avec les génies de la nuit, avec les démons, avec Dieu. L’extraordinaire virtuosité de la langue ne nuit ni à la richesse du sens, ni à la rigueur de la forme. Au contraire : il semble que tous les faisceaux de l’intelligence humaine se rejoignent et se renforcent l’un l’autre : la musicalité renforce le message, le message s’appuie sur le vers pour atteindre des régions toujours plus élevées. Il n’y a pas un mot à y retrancher, pas un vers, l’ensemble est parfait, du premier au dernier vers. Quel ouvrage, dans quelle langue, peut-il lui être comparé ? Shakespeare ? Shakespeare nous saisit, bien sûr, il nous captive, mais jamais il ne cause un tel ravissement. Goethe ? Mais Goethe est froid, ciselé, c’est encore le dix-huitième siècle. Le seul nom qui me vienne à l’esprit est celui d’Horace, dans la langue latine. Horace est cité dans Les Contemplations, il donne même son nom à l’un des poèmes. Celui qui a merveilleusement parlé d’Horace, c’est Nietzsche, dans Ecce Homo, et ce qu’il en dit pourrait tout aussi bien s’appliquer aux Contemplations.
Laisse-moi te lire le passage : « Jusqu’à présent aucun poète ne m’a procuré le même ravissement artistique que celui que j’ai éprouvé dès l’abord à la lecture d’une ode d’Horace. Dans certaines langues il n’est même pas possible de vouloir ce qui est réalisé ici. Cette mosaïque des mots, où chaque mot, par son timbre, sa place dans la phrase, l’idée qu’il exprime, fait rayonner sa force à droite, à gauche et sur l’ensemble, ce minimum dans la somme et le nombre des signes et ce maximum que l’on atteint ainsi dans l’énergie des signes – tout cela est romain, et, si l’on veut m’en croire, noble par excellence. »

13 novembre 2024

Jacques Ellul : Ce Dieu injuste... ?


Publié en 1991, Ce Dieu injuste… ? est un des derniers ouvrages de Jacques Ellul. Sous-titré « Théologie chrétienne pour le peuple d’Israël », il s’agit du livre d’un vieil homme, qui n’a plus rien à perdre ni à prouver, et qui traite avec une étonnante liberté de propos d’un des sujets les plus délicats qui soient : les rapports entre juifs et chrétiens, sur un plan scripturaire, à partir de trois chapitres fondamentaux de l’Épître aux Romains. Jacques Ellul explicite la pensée de Paul sur le destin d’Israël après la venue du Christ, et met en évidence le fait que contrairement à la doctrine chrétienne très généralement répandue au fil des siècles, l’Alliance de Dieu avec le peuple d’Israël n’a nullement été abolie par l’avènement du christianisme, et que dans la pensée biblique ce peuple reste bien le peuple de Dieu sur terre, l’héritier des promesses, dont le Christ représente l’ultime gage et accomplissement.
Jacques Ellul débute son ouvrage par une recension des rapports de plus en plus conflictuels entre juifs et chrétiens à partir du premier siècle de notre ère : une certaine opposition sociale originelle entre des juifs souvent aisés et bien intégrés et des chrétiens recrutés parmi des couches plus défavorisées, la volonté de plus en plus nette des chrétiens de se distinguer des juifs à partir de la chute du Temple en 70, la multiplication des traités « Adversus Judaeos » de la part des Pères, le basculement dans un antisémitisme assumé avec l’accusation de « peuple déicide ». « Dans ce cheminement catastrophique des croyances chrétiennes, écrit Ellul, on ne tiendra évidemment jamais compte de nos trois chapitres de l’Épitre aux Romains. Le plus souvent, ils seront simplement oblitérés, parfois même complètement détournés de leur sens » (p. 29).
En effet, que dit saint Paul dans cette Épître aux Romains, rarement évoquée, et pour cause, par les partisans d’un christianisme conservateur et identitaire, mais fondamentale sur un plan théologique (c’est à partir de cette Épître que Luther notamment a bâti son édifice doctrinal et s’est affranchi de l’Église institutionnelle) ? « Eux sont les Israélites, à eux appartiennent la condition de fils, la gloire, les alliances, le don de la Torah, le culte et les promesses. À eux, les patriarches, et c’est d’eux que vient le Christ en tant qu’homme » (Rm 9, 4-5). Le postulat central de cette Épître, la plus longue et la plus savamment structurée du corpus paulinien, est que le dessein de Dieu concernant son peuple reste inchangé malgré les apparences, et que, pour reprendre une autre formule de Paul, « si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même » (2 Ti, 2, 13).
Ellul commence par éclaircir cette notion d’« élection », souvent mal comprise et génératrice d’hostilité au cours de l’histoire : « Dieu élit un homme, un groupe d’hommes, un peuple, non pas en vue de les sauver mais afin qu’ils remplissent sur terre un certain rôle, qu’ils accomplissent une certaine œuvre, qu’ils fassent un travail au service de Dieu. Les élus du Seigneur ne sont pas ceux qui, sauvés, chantent des cantiques mais ceux que Dieu charge de le représenter sur terre pour y faire son travail. Tel est le sens du "peuple élu" : non "peuple sauvé" mais peuple chargé de mission » (p. 41). Et l’Épître aux Romains établit qu’en effet, dans cette mission qui lui avait été assignée par son Seigneur, le peuple juif a failli, il n’a pas été la « lumière des peuples » qu’il aurait dû être : « Quant à Israël, qui poursuivait une justice venant de la Torah, il n’est même pas parvenu jusqu’à la Torah ! Et pourquoi ? Parce qu’ils ont pensé que cette justice ne venait pas de la foi, mais qu’elle pourrait venir des œuvres ; et il a achoppé à la pierre d’achoppement » (Rm 9, 31-32). « Je leur rend ce témoignage qu’ils ont du zèle pour Dieu, mais ce zèle est sans discernement. Méconnaissant la justice de Dieu, et cherchant à établir la leur, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu » (Rm 10, 2-3). Dès lors, Dieu a opéré une sorte de « changement de plan ». Comme l’explique Ellul : « Puisque les juifs ne remplissaient pas la mission dont ils avaient été chargés (porter au monde la bonne nouvelle de l’Alliance), ils ont en quelque sorte laissé une place vide ! Dieu, alors, choisit un autre chemin pour atteindre le monde entier, et Dieu attend qu’Israël entre lui aussi dans ce chemin pour être sauvé avec les autres. La chute d’Israël a permis l’apparition du reste ultime : Jésus-Christ. Et en Jésus-Christ, c’est l’universalité du salut qui est prononcée » (p. 135). Mais ce repli de Dieu sur le Christ, considéré comme l’ultime « reste » fidèle du peuple d’Israël, ne signifie nullement un reniement concernant l’Alliance établie au Sinaï : « Le refus des juifs de la grâce faite en Jésus-Christ n’annule pas leur élection comme "peuple élu" mais, puisque eux refusent cette grâce, elle doit être assumée par d’autres : ce seront dorénavant les païens qui vont recevoir à leur tour cette grâce. L’élection, les juifs la vivent donc toujours mais la grâce en Jésus-Christ, ce sont d’autres qui la reçoivent et la proclament » (p. 39).
Pour Ellul, la prétention de l’Église à se proclamer « peuple de Dieu » en remplacement d’Israël est donc infondée : « Ce n’est pas l’Église qui remplace Israël, contrairement à ce que nous croyons très couramment. L’Église est serviteur de Jésus, porteuse du message évangélique, elle n’est pas Israël ! Celui qui prend la place d’Israël, c’est Jésus, le vrai serviteur » (p. 103).
Ellul analyse ensuite la fameuse analogie de Paul sur l’olivier sauvage et l’olivier cultivé. Pour Paul, les païens, l’olivier sauvage, ont été greffés, par la Grâce de Dieu, sur l’olivier cultivé, à savoir le peuple d’Israël : « Si toi, qui appartenais naturellement à l’olivier sauvage, tu as été coupé pour être, contrairement à la nature, greffé sur l’olivier cultivé, combien plus naturellement (selon leur nature) seront-ils greffés sur leur propre olivier ! » (Rm 11, 24). Passage terrible pour l’orgueil chrétien, pour la prétention chrétienne à avoir supplanté Israël et à constituer dorénavant l’unique peuple de Dieu ! C’est précisément le contraire qui nous est révélé ici, comme l’explique bien Jacques Ellul : « Nous apprenons dans cette parabole que nous, chrétiens, nous, Église, nous ne sommes que des greffons, des "pièces rapportées" (…). Nous sommes de mauvaise espèce par nature ; nous ne portons pas de fruits à la gloire de Dieu selon nos œuvres ; nous sommes implantés dans le peuple saint (qui le reste envers et contre tout). Donc, nos fruits et notre huile ne viennent pas de nous mais bien de la moelle de l’olivier premier et franc » (p. 147).
Reste à examiner le délicat problème de l’attitude juive à l’égard du Christ au cours de l’histoire. Le refus parfois violent de la part des juifs de reconnaître en Jésus le Messie promis a été le principal aliment de l’hostilité séculaire des chrétiens à leur égard. Mais, pour Ellul, la responsabilité en revient avant tout aux chrétiens eux-mêmes : « La totale responsabilité du refus de Jésus par les juifs tient exclusivement à ce que sont les chrétiens et les Églises chrétiennes. Si les chrétiens avaient manifesté devant les juifs une vertu supérieure à celle qui peut venir de l’observance de la Loi, une sainteté, une pureté de mœurs devant quoi il n’y aurait eu qu’à s’incliner, une pureté dans l’adoration du Seigneur sans que s’y mêlent de rites païens, de croyances enfantines (…), s’ils avaient agi selon un amour complet du prochain, s’ils avaient vécu selon la loi royale de la Liberté acquise en Christ, si les sociétés dites chrétiennes avaient été pour tous des modèles de justice, personnelle, sociale ou politique, alors, sans aucun doute, la prophétie de Paul, correspondant au dessein de Dieu, se serait réalisée : les juifs, convaincus par cette vie-là, auraient reconnu en Jésus le Messie qui avait changé le cœur des hommes et, à partir de cette conversion du cœur, qui avait produit une transformation du monde » (p. 137-138). Si l’Église avait été fidèle à son service originel et au message sur lequel elle a été fondée, alors tout aurait été différent. « Mais, au lieu de cela, qu’avons-nous montré, nous chrétiens ? Des mœurs incohérentes et souvent méprisables, des sociétés de conquête, de puissance, d’avarice, des haines entre chrétiens et un triomphe général de l’injustice. Et tout particulièrement à l’égard de ce peuple juif, les sociétés chrétiennes ont abondé en persécutions et injustices, elles ont vécu dans une haine du juif, qui est incompréhensible à simple vue humaine et qui n’est provoquée que par le fait que ce peuple de la fidélité reste un témoin insupportable de l’infidélité chrétienne. » « Les juifs n’avaient vraiment aucune raison de se convertir et de venir vers ce Messie ! » (p. 138).
Ellul n’a pas de mots assez durs pour dénoncer la haine ancestrale des chrétiens à l’égard des juifs, qui repose, comme son ouvrage le démontre brillamment, sur une ignorance et un dédain complets du donné biblique : « L’ignominie de l’antisémitisme est fondamentale, proprement démoniaque (et par cet antisémitisme je vise autant ceux qui attaquent les juifs en particulier que ceux qui attaquent l’Israël d’aujourd’hui). Démoniaque parce que c’est la haine du projet de Dieu et pas seulement du peuple que Dieu a choisi » (p. 156).
La réflexion aborde enfin des considérations eschatologiques. Comment cette « réintégration » du peuple juif prophétisée dans l’Épître aux Romains se réalisera-t-elle ? Paul a sur cet événement des formules frappantes : « Si leur rejet a correspondu à la réconciliation du monde, à quoi correspondra leur intégration, sinon à la vie surgissant d’entre les morts ? » (Rm 11, 15). Pendant des siècles, les chrétiens ont spéculé sur une « conversion finale » du peuple juif, laquelle déclencherait la fin de l’histoire et l’avènement du Royaume de Dieu. Ce n’est pas tout à fait l’interprétation d’Ellul : « Et comment donc Israël sera-t-il sauvé ? Soit parce qu’à la fin des temps Israël se convertira (et viendra, dans le cours final de l’histoire, à la foi en Jésus-Christ), soit par un chemin particulier, unique. Il faut d’abord remarquer que nulle part dans notre texte il n’est question d’une conversion massive du peuple juif, mais de son salut. (…) Il s’agit bien d’un événement eschatologique : la décision du Salut ne vient ni des chrétiens, ni de l’acte de conversion des juifs, mais bien d’une initiative de Dieu qui fait miséricorde à tous ! La parousie du Christ sauvera Israël, sans conversion préalable des juifs à l’Évangile, par une voie particulière qui est tracée elle aussi par le sola gratia. (…) Cela veut dire en réalité que les juifs ont avec Jésus-Christ une autre relation que nous, païens convertis ! » (p. 159-160).
L’ouvrage s’achève par un regard porté sur l’histoire, et en particulier sur le tragique vingtième siècle, qui a poussé à son paroxysme l’hostilité à l’égard des juifs et a ainsi mis en évidence plus que jamais leur rôle particulier dans la communauté des hommes et dans le déroulement de leur histoire. « Le juif est le témoin permanent de Dieu présent dans le monde et, comme tel, une "preuve de Dieu" ! On ne peut expliquer la permanence du peuple juif que si l’on admet que Dieu lui-même se tient derrière son peuple comme défenseur » (p. 186). « Malgré le "rétrécissement" christologique de l’Église historique, Israël n’a pas cessé, même après le Christ, d’être, par des souffrances effroyables, le "serviteur de Dieu" expiant avec le Christ les péchés du monde » (p. 192).
 
- Jacques Ellul, Ce Dieu injuste… ? Théologie chrétienne pour le peuple d’Israël, Arléa, 1991.