10 décembre 2025

Conversation sur Richard Wagner et Richard Strauss



Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« As-tu remarqué l'analogie entre La Walkyrie de Richard Wagner et Terminator de James Cameron ? me demanda-t-il. Il s’agit dans les deux cas d’une histoire d’amour destinée à engendrer un sauveur. Et dans les deux cas il s’agit d’un amour impossible : Kyle Reese doit traverser le temps pour rejoindre Sarah, et Sigmund doit braver l’interdit de l’inceste pour rejoindre Sieglinde. Ces histoires atteignent ainsi une intensité hyperbolique : le thème de l’amour rejoint celui de l'ultime transgression et du salut de l’humanité. C’est pour cette raison, sans doute, que Terminator est le plus grand film jamais réalisé, et La Walkyrie le plus grand opéra de tous les temps. À titre personnel, je suis davantage touché par La Walkyrie, qui est bien entendu plus riche de nuances, plus évocatrice et plus sublime que Terminator. D’ailleurs Wagner est un monde en soi. C’est sans doute le seul compositeur dont on puisse dire cela. C’est une réalité parallèle, sans aucun point de contact avec la réalité quotidienne, et c’est pourquoi il peut rendre fou. Il a rendu fous Nietzsche, Louis II de Bavière, Hitler, tant d’autres. Ses opéras que je préfère sont – outre La Walkyrie bien sûr – Tannhäuser, grandiose et très accessible, et Parsifal, œuvre ultime d’un compositeur un peu diminué, mais mystérieuse, mystique, qui appartient vraiment à un autre monde. Bien sûr L’Or du Rhin est magnifique, il nous fait entrer de plain-pied dans la magie wagnérienne. J’ai appris à apprécier Siegfried, qui est d’une belle tenue. En revanche j’ai toujours du mal avec Le Crépuscule des dieux, je ne suis pas touché, je vais être sévère mais j’ai tendance à n’y voir qu’un long « patchwork » de ce qu’on trouve déjà dans les premiers épisodes de la Tétralogie. Je n’ai jamais été conquis par Tristan non plus : l’amour seul, dépourvu de l’élément héroïque ou mystique, me semble être un thème un peu trivial, bourgeois même, comme l’avait malicieusement noté Nietzsche. Au fond ce qui me plaît le plus dans Tristan et Isolde, ce sont les œuvres qui en sont dérivées : les superbes Wesendonk Lieder, ou même le Vertigo d’Hitchcock.
– Et Richard Strauss ? lui demandai-je.
– J’aime beaucoup Salomé et Elektra. Après c’est du néoclassicisme, cela n’a pas beaucoup d’intérêt pour moi.
– Tu n’aimes pas Arabella ?
– Mais pas vraiment, non. Je vais te faire un aveu : je déteste Le Chevalier à la rose. D’habitude je suis bon public, je ne m’ennuie pas en écoutant des opéras, j’ai une âme naturellement contemplative et portée vers l’esthétique. Mais Le Chevalier à la rose est le seul opéra dont je me souvienne en présence duquel j’ai éprouvé de l’ennui allant presque jusqu’au malaise. Pour moi c’est une espèce de monstre : c’est un faux dix-huitième siècle, c’est du faux Mozart, comme s’il était possible d’imiter Mozart en 1911 ! C’est vraiment la marque d’un art et d’une civilisation à bout de souffle, qui n’ont plus rien à offrir. La grande purge de la Première Guerre mondiale n’est pas loin, avec le cubisme, le surréalisme. Entends-moi bien : je n’ai rien contre le néoclassicisme en architecture ou en peinture, au contraire. Mais en musique c’est impossible. C’est pourquoi après Elektra je ne peux plus écouter Strauss. Salomé et Elektra font partie de l’histoire de la musique, Strauss était encore dans le sens de l’histoire à cette époque, en 1909. Mais après non, après c’est quelque chose de trop raffiné pour signifier encore quelque chose, après c’est de la décadence bourgeoise portée à l’excès, renfermée sur elle-même. Et cela tient vraiment à l’esthétique néoclassique, nullement au talent de Strauss, qui est incontestable : les Vier lezte Lieder, sur des poèmes de Hermann Hesse par exemple, sont magnifiques, sublimes, sans doute le plus beau testament musical jamais composé.
– En somme tu es un avant-gardiste.
– Ma foi oui, il semble bien. Je ne m’ennuie jamais en écoutant Schönberg par exemple. Pourtant c’est très austère, il n’y a aucune narration, c’est du dodécaphonisme, de la théorie mise en musique, l’essence de l’avant-garde juive du vingtième siècle. Eh bien je trouve cela passionnant, je pourrais écouter cela pendant des heures. C’est que les transgressions de Schönberg à l’égard de la tonalité s’inscrivent encore, même si c’est pour la contester, dans la grande tradition de la musique occidentale. C’est une musique chargée de toute l’histoire de la tonalité depuis Bach, comme la peinture de Picasso est chargée de toute l’histoire de la perspective depuis Velasquez. Mais vouloir revenir en arrière, en art, cela me semble impossible. C’est même profondément réactionnaire : peindre les états d’âme de duchesses en 1933, en ignorant le tragique de l’histoire de l’époque, cela me gêne. L’art n’est pas coupé du monde, il est au contraire un moyen plus authentique d’entrer en contact avec la réalité du monde.
– Donc tu te contredis : tu admires Wagner qui crée une réalité alternative, et tu critiques Strauss qui fait la même chose.
– Mais 1882 n’est pas 1932 ! Et Siegfried n'est pas Arabella ! Du reste nous avons trop parlé. La Bible loue ceux qui savent tenir leur langue. Si tu le veux bien, nous allons nous séparer à présent. »

5 novembre 2025

Journal de lecture, novembre 2025

- Lu Le Christ grec de Bruno Delorme, sans aucun plaisir. Thèse selon laquelle c'est la tragédie grecque, la rhétorique et Aristote qui sont à l'origine de la puissance évocatrice des évangiles, qui elle-même serait à l'origine, à elle seule, de la puissance d'attraction du christianisme. Double erreur donc. Toujours la même incapacité des modernes à saisir l'esprit des textes, et ici en l'occurrence la spécificité de la révélation biblique. Du reste ouvrage assez vague, qui repose plus sur des intuitions et sur des impressions que sur les textes eux-mêmes, lesquels ne sont presque jamais cités. Toujours la même tentation (depuis Renan) d'expliquer humainement et psychologiquement le christianisme, que l'on réduit à cela, à la matérialisation de vagues aspirations humaines au sublime et à la transcendance.
 
- Ce qui est amusant avec le livre de Delorme, c'est qu'il passe précisément à côté du seul point de contact que l'on pourrait établir entre la révélation néotestamentaire et le paganisme : l'assimilation-contradiction entre le Christ et César (le Christ étant un substitut à César, et César étant l'Antéchrist). Là il y avait des choses à creuser, sur le plan de la concurrence des fidélités, du salut du monde, de l'antinomie entre politique et foi, etc. Et c'est précisément ce dont Delorme ne parle pas. C'est que l'on se situe là sur le plan existentiel, vécu, objectif, et non plus sur les plans littéraire ou rhétorique auxquels il se cantonne (superficiellement d'ailleurs).
 
- Lu Droit naturel et histoire de Leo Strauss (moins trois chapitres sur Weber, Locke et Burke), sans grand plaisir. Gêné par ce style qui se situe entre la paraphrase et le positionnement idéologique, sans que l'on sache bien où s'arrête l'une et où commence l'autre. Style prolixe, plat, sans aspérités, assez ennuyeux. Et ce qui serait vraiment intéressant et éclairant dans cette question manque, à savoir : pourquoi un juif allemand des années cinquante a-t-il éprouvé le besoin d'étudier et de s'accaparer les théories politiques de Platon, Aristote, Thomas d'Aquin, Rousseau, etc. ?
 
- Pourquoi Lovecraft possède-t-il un tel pouvoir d'attraction à notre époque ? C'est parce qu'il représente un univers totalement dénué de relations humaines. Les gens sont épuisés et traumatisés par l'inflation relationnelle de notre époque, où l'on se heurte à des susceptibilités et à de la bêtise à chaque pas. Lovecraft représente un univers sans dialogues, sans femmes, sans froissements intersubjectifs. Le narrateur est seul face à des monstres antédiluviens, ce qui est paradoxalement très reposant en comparaison de l'hystérie quotidienne. Une horreur solitaire, face à des monstres muets, avec lesquels aucune communication n'est même concevable, semble préférable au cauchemar communicationnel dans lequel nous sommes tous plongés. C'est bien là la source – inavouée, parfois inconsciente – de l'extraordinaire pouvoir d'attraction dont jouit Lovecraft de nos jours.

22 octobre 2025

Considérations sur Nicolas Sarkozy, la droite et la morale

Lorsque j’étais petit, l’image de la droite était associée pour moi à des notions solennelles et un peu ennuyeuses : l’ordre, la morale, la messe, etc. De son côté, la gauche représentait pour moi la subversion, la rébellion, l’immoralisme, etc. Cette vue était bien entendu naïve. Il est bien évident que les élites bourgeoises et aristocratiques étaient mues par des ressorts souvent égoïstes et immoraux, derrière une façade moraliste, attitude dénoncée dès les temps bibliques sous le nom d’« hypocrisie ». Mais le petit peuple de droite, quant à lui, souvent encore imprégné de religiosité populaire, restait attaché à certaines valeurs, à certaines attitudes, que l’on peut regrouper sous le nom de « morale ». Pour ce petit peuple de droite, la morale voulait dire quelque chose, renvoyait à quelque chose de déterminé, de réel, et de hautement estimable. Comment les choses ont-elles évolué à cet égard ? Quels sont les symptômes et les révélateurs de cette évolution ?
Venons-en à Nicolas Sarkozy. La première remarque que je ferais à ce sujet se situe sur un autre plan, purement technicien et sociologique. Il n’a échappé à personne que les médias télévisuels, depuis son incarcération, ont très majoritairement pris sa défense. Les voix discordantes (Médiapart en particulier) sont rares, souvent cantonnées à des médias de second ordre, tandis que les avocats de Nicolas Sarkozy étaient présents aux heures de grande écoute sur les principales chaînes d’information. Il y a un facteur à prendre ici en compte, lequel n’a, à vrai dire, pas grand-chose à voir avec la morale, c’est celui de la nature du média concerné. En examinant attentivement les choses, on se rendra compte que l’élection de 2007 était au fond la dernière avant l’avènement de masse d’internet, la dernière élection présidentielle française lors de laquelle la télévision représentait le moyen de communication hégémonique. Et si Nicolas Sarkozy l’a remportée si brillamment, c’est parce qu’il représente la quintessence de « l’homme télévisuel », du showman capable d’électriser les foules par le seul magnétisme de son verbe, de ses mimiques, de son « charisme ». Il est à peu près certain que si le choix entre Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou avait dû se faire sur le seul examen des programmes écrits des candidats, la superficialité franchement démagogique de celui de Sarkozy serait apparue bien plus nettement, et les résultats auraient été sensiblement différents. Dans l’élection de 2007, le facteur émotionnel a en fin de compte été prédominant, et celui-ci est directement lié à la nature même du média télévisuel. Le tropisme outrancièrement pro-Sarkozy des médias télévisuels, dans sa couche la plus profonde et la plus fondamentale, s’explique donc ainsi : la télévision se sent (à juste titre) touchée dans son être même par le sort qui est malgré tout, après tant d’années, réservé à Nicolas Sarkozy, créature purement télévisuelle, engendrée par la télévision, à laquelle l’ancien président a offert d’innombrables heures de spectacle hypnotisant. Avant même de parler de morale, de justice, de droit, il faut donc dans ce cas parler de technique : le média irrationnel, qui s’adresse aux sens, à l’émotion, qui ignore l’écrit et la logique, a spontanément et de façon viscérale rendu hommage à sa plus parfaite incarnation.
Mais ce n’est là que la dimension technicienne de ce drame. Le nœud de l’absence de prise de conscience réelle de ce qui s’est passé avec Nicolas Sarkozy réside ailleurs, dans un phénomène bien plus général et bien plus grave, à savoir dans la disjonction profonde entre la droite et la morale. La droite, avons-nous dit en préambule, était jusqu’alors liée de façon ontologique à la morale, de manière au moins verbale chez ses élites, de manière plus authentique chez les électeurs de base. Ce que la tragédie de 2007 a mis en lumière, c’est donc l’apparition de ce phénomène qui n’a cessé de se confirmer partout depuis, ce phénomène de l’anti-moralisme assumé de la droite. Une illustration en est fournie de façon très éloquente sur le plan littéraire par l’appréciation réservée à l’œuvre de Michel Houellebecq. On sait que la droite, Le Figaro, Valeurs Actuelles, Eugénie Bastié, tant d’autres dans ce courant, vouent une grande admiration à l’auteur d’Anéantir (lequel est d’ailleurs, ce n’est pas un secret, plus ou moins ami avec Nicolas Sarkozy, avec lequel il a eu l’occasion de dîner – l’information est sortie dans la presse – dans des palaces parisiens). Or quelle est la position de Houellebecq à l’égard de la morale ? Il déteste les humanistes, les donneurs de leçon, il tourne en dérision le catholicisme, il rejette tout ascétisme et toute transcendance, il place le souverain bien dans le grand paradigme sentimentalo-régressif contemporain de « l’amour », du couple, et en définitive de la « pipe », pratique obsessionnelle chez lui, figure sublime de l’assomption au sein du nirvana houellebecquien (pour une analyse plus détaillée du cas Houellebecq, voir cet article). La faveur dont jouit Houellebecq à droite illustre à quel point celle-ci n’a plus rien à faire avec la morale, se moque complètement de la morale, à quel point la morale est devenue pour la droite une catégorie vide de sens et de contenu.
Et c’est ici que nous rejoignons Nicolas Sarkozy. Toute l’élection de 2007 s’est jouée sur des thèmes exclusivement amoraux, intéressés. « Travailler plus pour gagner plus », tel était le slogan central de cette campagne. L’intérêt pécuniaire, la volonté de s’enrichir, le rejet de l’immigré, la soif de confort et de sécurité, tels étaient les grands thèmes d’alors. Tout ceci était l’expression d’une réalité bien simple, bien triviale : la droite avait cessé de croire à une quelconque morale transcendante, l’intérêt était devenu son seul horizon.
Ceci vaut la peine qu’on s’y arrête, car c’est là en définitive que se trouve la terrible explication de ce qui s’est passé. Jusqu’alors, dans l’histoire de l’humanité, l’aspiration morale de l’homme se caractérisait justement par un certain détachement à l’égard des intérêts immédiats. Si La République de Platon ou la Critique de la raison pratique de Kant sont de tels monuments philosophiques, c’est précisément parce qu’ils établissent qu’il faut être juste en toute circonstance, même lorsque cela s’oppose frontalement à nos intérêts, à notre confort, à notre bien-être, et de façon ultime à notre vie elle-même. Bien entendu, le christianisme n’a fait que surenchérir sur de telles conceptions, et il a eu sur les populations occidentales une influence à laquelle Platon, les stoïciens ou Kant n’auraient jamais pu prétendre. En un mot, la morale était reliée à quelque chose qui dépassait les limites de la vie humaine, à quelque chose de transcendant. Le comportement moral était intrinsèquement relié à une rétribution invisible, supra-sensorielle, transcendante. Mais avec l’effondrement de la croyance et de la pratique chrétiennes dans la génération du baby-boom, c’est en même temps le fondement transcendant de la morale qui a disparu. La morale s’est effacée, laissant la place à l’intérêt tout nu. C’est un fait : l’homme occidental, même de droite, surtout de droite, ne croit plus en rien, sinon à son intérêt à courte vue. Dès lors, il est devenu de plus en plus rare, de plus en plus atypique de s’aventurer dans le domaine moral. Au fond d'eux-mêmes, la plupart des électeurs de Nicolas Sarkozy savaient que celui-ci était moins moral que Ségolène Royal ou François Bayrou, qu’il pouvait avoir trempé dans des histoires un peu louches. Mais cela n’entrait pas vraiment en ligne de compte. Au contraire, il y avait un côté bad boy assez séduisant dans tout ceci. Et le même phénomène se retrouve à l’autre bout de l’histoire : dans le destin carcéral de Nicolas Sarkozy, on évoque des enjeux judiciaires, législatifs, politiques, rarement moraux. Ségolène Royal est à ma connaissance la seule responsable politique de premier ordre qui se situe sur le plan moral dans cette affaire. Elle est la seule qui touche du doigt le véritable drame de tout ceci : non pas le fait qu’un ancien Président de la République dorme en prison, mais le fait que la France ait été dirigée par un individu profondément corrompu et menteur.
Il ne faut pas s’y tromper, si les péripéties à venir de la tragédie de Sarkozy (lesquelles ne manqueront pas) seront si avilissantes pour la France et pour chacun de nous, c’est précisément pour cela : parce qu’elles indiqueront la cécité morale dont nous avons été affectés, laquelle, lorsqu’elle se situe à un tel niveau de responsabilité, corrompt tout le reste et marque d’une tache d’infamie, au regard de l’Histoire, toute l’époque au cours de laquelle elle s’est manifestée. Et le plus grave, le plus dramatique dans tout cela, c’est précisément que Nicolas Sarkozy n’est qu’un symptôme, particulièrement radical, mais nullement isolé, de cette déviance. Mais le phénomène de fond, lui, à savoir la perte de fondements objectifs de la morale et donc l’effacement de celle-ci sous le poids des intérêts antagonistes, immédiats et mesquins (et que sont donc les deux élections de Donald Trump sinon de nouvelles expressions de cette tendance ?), ne sera nullement enrayé par la manifestation progressive de l’effroyable vérité de l’affaire Sarkozy, et il y a fort à craindre que d’autres avatars du même mal se produiront, d’une manière ou d’une autre, dans les années à venir. D’autres générations subiront d’autres drames politiques, et comment pourrait-il en être autrement, dès lors que la seule boussole politique devient l’intérêt ? Comment imaginer rebâtir ce qui a été détruit ? Que sont Platon, Kant et la Bible pour nous, sinon de vieux livres poussiéreux, soumis à la critique textuelle et à l’exégèse historique ? Que représente la morale pour nous, face au tourbillon des passions politiques et des intérêts matériels ? Quant à nous, nous qui avions vingt ans, trente ans, cinquante ans en 2007, nous porterons à jamais avec nous le poids de cette histoire, et il y a fort à craindre que l’enfer métaphysique promis à Nicolas Sarkozy étendra également ses ombres sur nous, nous qui l’avons écouté, élu, parfois aimé, nous qu’il a personnifiés et dont il représentera à jamais le visage collectif au Jour du Jugement.

8 octobre 2025

L'Objectivité à travers les âges



L’Objectivité à travers les âges, de Jérôme Bottgen, est un essai consacré au « rapport objectif à l’existence dans la pensée et la fiction ». C’est un ouvrage transdisciplinaire, en ce qu’il couvre à la fois les champs philosophique, littéraire et religieux. L’auteur part d’un constat assez simple : de nos jours c’est la subjectivité qui est la souveraine absolue, les comportements individuels ne sont plus dictés par autre chose que par les réactions émotionnelles immédiates. D’où la question : qu’en était-il avant, dans le patrimoine écrit de l’Occident ? L’enquête couvre à vrai dire l’ensemble du champ culturel : de la Bible et des tragiques grecs à Philip K. Dick et Michel Houellebecq (envers lequel l’auteur ne se montre pas tendre). Les grands jalons de l’émergence de la subjectivité dans le paradigme moderne sont Descartes, qui fonde toute sa philosophie sur l’expérience immédiate du sujet, et surtout Rousseau, chantre de la sensibilité, pour qui la validité morale d’un comportement ou d’un précepte est immédiatement et infailliblement évaluée par le sentiment intérieur. Face à ce déferlement de l’irrationalité se dresse Kant, le théoricien de l’impératif catégorique et des facultés a priori de l’être humain, Kant pour qui l’on sent que l’auteur a une dilection particulière, et auquel il consacre un chapitre fort étayé.
L’ouvrage est original par sa définition de l’objectivité : l’auteur entend par là tout ce qui est susceptible de s’opposer aux impulsions immédiates de la subjectivité, ce qui englobe à la fois la tradition immémoriale (dont on trouve encore des traces chez Hérodote et Euripide), certains aspects de la Bible (dont le cas est complexe), la tradition platonicienne, Jules César, le stoïcisme d’un Sénèque, Jean Racine, Kant, Lovecraft, l’objectivité thomiste de Jean-Paul II. Face à cela, les représentants de la subjectivité sont donc Descartes, Rousseau, puis les grands romanciers du XIXe siècle : Flaubert (avec la névrose d’Emma Bovary), Dostoïevski (avec la folie de Raskolnikov). Plus on avance dans l’ouvrage, plus on voit la pieuvre du délire universel étendre ses tentacules sur tous les comportements humains. Un chapitre est également consacré à Nietzsche, pourfendeur des catégories philosophiques classiques et fossoyeur de l’objectivité platonicienne ou kantienne.
L'Objectivité à travers les âges est un écrit fluide, concis, très documenté, doté d’un champ d’observation à la fois vaste et personnel (on peut reconnaître les goûts et les préférences de l’auteur). L’éclairage jeté par cette étude (inspirée semble-t-il par le célèbre Mimésis d’Erich Auerbach, dont elle reprend la structure) est cruel à l'égard de notre modernité, du moins si l’on adopte le parti de l’objectivité. Il est certain que la mise en perspective opérée ici n’est pas à l’avantage de la spontanéité subjective et peut sembler quelque peu réactionnaire. Même si l'on peut donc reprocher à l'auteur une certaine approche conservatrice, voire misogyne (aucune autrice n'est citée me semble-t-il), il s'agit néanmoins d'une lecture stimulante et enrichissante sur les plans littéraire, philosophique et culturel.
 
- Jérôme Bottgen : L’Objectivité à travers les âges, étude sur le rapport objectif à l’existence dans la pensée et la fiction.

24 septembre 2025

Fragments, septembre 2025


– La musique de Philip Glass : il est significatif que cette musique, la première de l'ère véritablement technicienne, possède toutes les caractéristiques de la technique : le côté répétitif, prévisible, impersonnel, mécanique, etc. Ses contemporains lui ont fait un triomphe, parce qu'ils ont instinctivement reconnu en elle l'univers dans lequel ils évoluent de leur naissance à leur mort.

– Ce qui est fascinant avec Thaïs d'Escufon, c'est que c'est un cas exemplaire d'immoralisme de droite parfaitement assumé. – Il y a toujours une certaine tendance moralisatrice du langage, les gens qui ont beaucoup lu savent qu'il est très rare de voir loués par écrit l'appétit des richesses, la superficialité, l'égoïsme, etc. On peut le penser, on peut le dire même, mais le langage écrit répugne généralement à de tels aveux (pour des raisons constitutives : le langage renvoie à la généralité, à l'abstraction, à la logique, etc.). Eh bien avec Thaïs d'Escufon tout cela est assumé : elle écrit à longueur de tweets que les femmes doivent avant tout soigner leur apparence pour attirer des hommes riches, que l'argent est le facteur central dans une relation, que le couple est une espèce de troc (argent et sécurité contre jeunesse et attractivité). En cela elle s'oppose frontalement à tout le patrimoine de la sagesse humaine, à toute la tradition écrite, montrant par là qu'elle se moque éperdument de cette tradition et de ce patrimoine. C'est donc à droite que l'on trouve – et cela peut sembler paradoxal – le plus grand mépris pour la tradition, et l'assentiment le plus franc aux tendances animales spontanées. C'est vraiment la droite (une certaine droite) qui a cédé le plus facilement aux multiples régressions de ce début de siècle.

– Le style de Jacques Ellul est complètement antiphilosophique. Dans les énoncés philosophiques, il y a toujours des termes chargés d'une puissance propre, autonome, des pôles sémantiques qui irradient sur tout le reste et autour desquels tout s'articule. C'est par exemple le cas du « devoir » ou de la « raison » chez Kant, de l’« âme » chez Platon, etc. Cela facilite la lecture, la rend plus agréable, car on sait qu'on retombe toujours périodiquement sur ces jalons. Mais on ne trouve rien de tel chez Ellul, il n'y a aucun terme saillant chez lui, pas même les mots « Dieu », « Christ », « Loi », etc. Il a une autre appréhension du monde et du langage, une appréhension synthétique pourrait-on dire, dans laquelle tout est lié à quelque chose d'autre, interdépendant, et où tout est mouvant, dynamique, susceptible d'évolution ou de régression, différent selon la perspective d'où on l'envisage. C'est vraiment une autre vision du monde, basée sur le refus de charger certains éléments de la réalité d'une valeur en quelque sorte sacrée, comme les intellectuels ont toujours tendance à le faire, sur le refus d'isoler arbitrairement quelque élément que ce soit (concret ou abstrait) du reste de la trame de la vie, et, en définitive, sur le refus de se fixer de façon idolâtrique sur quelque concept ou idée que ce soit. Cela donne un style particulier, un peu ingrat, très antiphilosophique, antibiblique même à certains égards, mais très approprié pour saisir synthétiquement la complexité des choses.