22 octobre 2025

Considérations sur Nicolas Sarkozy, la droite et la morale

Lorsque j’étais petit, l’image de la droite était associée pour moi à des notions solennelles et un peu ennuyeuses : l’ordre, la morale, la messe, etc. De son côté, la gauche représentait pour moi la subversion, la rébellion, l’immoralisme, etc. Cette vue était bien entendu naïve. Il est bien évident que les élites bourgeoises et aristocratiques étaient mues par des ressorts souvent égoïstes et immoraux, derrière une façade moraliste, attitude dénoncée dès les temps bibliques sous le nom d’« hypocrisie ». Mais le petit peuple de droite, quant à lui, souvent encore imprégné de religiosité populaire, restait attaché à certaines valeurs, à certaines attitudes, que l’on peut regrouper sous le nom de « morale ». Pour ce petit peuple de droite, la morale voulait dire quelque chose, renvoyait à quelque chose de déterminé, de réel, et de hautement estimable. Comment les choses ont-elles évolué à cet égard ? Quels sont les symptômes et les révélateurs de cette évolution ?
Venons-en à Nicolas Sarkozy. La première remarque que je ferais à ce sujet se situe sur un autre plan, purement technicien et sociologique. Il n’a échappé à personne que les médias télévisuels, depuis son incarcération, ont très majoritairement pris sa défense. Les voix discordantes (Médiapart en particulier) sont rares, souvent cantonnées à des médias de second ordre, tandis que les avocats de Nicolas Sarkozy étaient présents aux heures de grande écoute sur les principales chaînes d’information. Il y a un facteur à prendre ici en compte, lequel n’a, à vrai dire, pas grand-chose à voir avec la morale, c’est celui de la nature du média concerné. En examinant attentivement les choses, on se rendra compte que l’élection de 2007 était au fond la dernière avant l’avènement de masse d’internet, la dernière élection présidentielle française lors de laquelle la télévision représentait le moyen de communication hégémonique. Et si Nicolas Sarkozy l’a remportée si brillamment, c’est parce qu’il représente la quintessence de « l’homme télévisuel », du showman capable d’électriser les foules par le seul magnétisme de son verbe, de ses mimiques, de son « charisme ». Il est à peu près certain que si le choix entre Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou avait dû se faire sur le seul examen des programmes écrits des candidats, la superficialité franchement démagogique de celui de Sarkozy serait apparue bien plus nettement, et les résultats auraient été sensiblement différents. Dans l’élection de 2007, le facteur émotionnel a en fin de compte été prédominant, et celui-ci est directement lié à la nature même du média télévisuel. Le tropisme outrancièrement pro-Sarkozy des médias télévisuels, dans sa couche la plus profonde et la plus fondamentale, s’explique donc ainsi : la télévision se sent (à juste titre) touchée dans son être même par le sort qui est malgré tout, après tant d’années, réservé à Nicolas Sarkozy, créature purement télévisuelle, engendrée par la télévision, à laquelle l’ancien président a offert d’innombrables heures de spectacle hypnotisant. Avant même de parler de morale, de justice, de droit, il faut donc dans ce cas parler de technique : le média irrationnel, qui s’adresse aux sens, à l’émotion, qui ignore l’écrit et la logique, a spontanément et de façon viscérale rendu hommage à sa plus parfaite incarnation.
Mais ce n’est là que la dimension technicienne de ce drame. Le nœud de l’absence de prise de conscience réelle de ce qui s’est passé avec Nicolas Sarkozy réside ailleurs, dans un phénomène bien plus général et bien plus grave, à savoir dans la disjonction profonde entre la droite et la morale. La droite, avons-nous dit en préambule, était jusqu’alors liée de façon ontologique à la morale, de manière au moins verbale chez ses élites, de manière plus authentique chez les électeurs de base. Ce que la tragédie de 2007 a mis en lumière, c’est donc l’apparition de ce phénomène qui n’a cessé de se confirmer partout depuis, ce phénomène de l’anti-moralisme assumé de la droite. Une illustration en est fournie de façon très éloquente sur le plan littéraire par l’appréciation réservée à l’œuvre de Michel Houellebecq. On sait que la droite, Le Figaro, Valeurs Actuelles, Eugénie Bastié, tant d’autres dans ce courant, vouent une grande admiration à l’auteur d’Anéantir (lequel est d’ailleurs, ce n’est pas un secret, plus ou moins ami avec Nicolas Sarkozy, avec lequel il a eu l’occasion de dîner – l’information est sortie dans la presse – dans des palaces parisiens). Or quelle est la position de Houellebecq à l’égard de la morale ? Il déteste les humanistes, les donneurs de leçon, il tourne en dérision le catholicisme, il rejette tout ascétisme et toute transcendance, il place le souverain bien dans le grand paradigme sentimentalo-régressif contemporain de « l’amour », du couple, et en définitive de la « pipe », pratique obsessionnelle chez lui, figure sublime de l’assomption au sein du nirvana houellebecquien (pour une analyse plus détaillée du cas Houellebecq, voir cet article). La faveur dont jouit Houellebecq à droite illustre à quel point celle-ci n’a plus rien à faire avec la morale, se moque complètement de la morale, à quel point la morale est devenue pour la droite une catégorie vide de sens et de contenu.
Et c’est ici que nous rejoignons Nicolas Sarkozy. Toute l’élection de 2007 s’est jouée sur des thèmes exclusivement amoraux, intéressés. « Travailler plus pour gagner plus », tel était le slogan central de cette campagne. L’intérêt pécuniaire, la volonté de s’enrichir, le rejet de l’immigré, la soif de confort et de sécurité, tels étaient les grands thèmes d’alors. Tout ceci était l’expression d’une réalité bien simple, bien triviale : la droite avait cessé de croire à une quelconque morale transcendante, l’intérêt était devenu son seul horizon.
Ceci vaut la peine qu’on s’y arrête, car c’est là en définitive que se trouve la terrible explication de ce qui s’est passé. Jusqu’alors, dans l’histoire de l’humanité, l’aspiration morale de l’homme se caractérisait justement par un certain détachement à l’égard des intérêts immédiats. Si La République de Platon ou la Critique de la raison pratique de Kant sont de tels monuments philosophiques, c’est précisément parce qu’ils établissent qu’il faut être juste en toute circonstance, même lorsque cela s’oppose frontalement à nos intérêts, à notre confort, à notre bien-être, et de façon ultime à notre vie elle-même. Bien entendu, le christianisme n’a fait que surenchérir sur de telles conceptions, et il a eu sur les populations occidentales une influence à laquelle Platon, les stoïciens ou Kant n’auraient jamais pu prétendre. En un mot, la morale était reliée à quelque chose qui dépassait les limites de la vie humaine, à quelque chose de transcendant. Le comportement moral était intrinsèquement relié à une rétribution invisible, supra-sensorielle, transcendante. Mais avec l’effondrement de la croyance et de la pratique chrétiennes dans la génération du baby-boom, c’est en même temps le fondement transcendant de la morale qui a disparu. La morale s’est effacée, laissant la place à l’intérêt tout nu. C’est un fait : l’homme occidental, même de droite, surtout de droite, ne croit plus en rien, sinon à son intérêt à courte vue. Dès lors, il est devenu de plus en plus rare, de plus en plus atypique de s’aventurer dans le domaine moral. Au fond d'eux-mêmes, la plupart des électeurs de Nicolas Sarkozy savaient que celui-ci était moins moral que Ségolène Royal ou François Bayrou, qu’il pouvait avoir trempé dans des histoires un peu louches. Mais cela n’entrait pas vraiment en ligne de compte. Au contraire, il y avait un côté bad boy assez séduisant dans tout ceci. Et le même phénomène se retrouve à l’autre bout de l’histoire : dans le destin carcéral de Nicolas Sarkozy, on évoque des enjeux judiciaires, législatifs, politiques, rarement moraux. Ségolène Royal est à ma connaissance la seule responsable politique de premier ordre qui se situe sur le plan moral dans cette affaire. Elle est la seule qui touche du doigt le véritable drame de tout ceci : non pas le fait qu’un ancien Président de la République dorme en prison, mais le fait que la France ait été dirigée par un individu profondément corrompu et menteur.
Il ne faut pas s’y tromper, si les péripéties à venir de la tragédie de Sarkozy (lesquelles ne manqueront pas) seront si avilissantes pour la France et pour chacun de nous, c’est précisément pour cela : parce qu’elles indiqueront la cécité morale dont nous avons été affectés, laquelle, lorsqu’elle se situe à un tel niveau de responsabilité, corrompt tout le reste et marque d’une tache d’infamie, au regard de l’Histoire, toute l’époque au cours de laquelle elle s’est manifestée. Et le plus grave, le plus dramatique dans tout cela, c’est précisément que Nicolas Sarkozy n’est qu’un symptôme, particulièrement radical, mais nullement isolé, de cette déviance. Mais le phénomène de fond, lui, à savoir la perte de fondements objectifs de la morale et donc l’effacement de celle-ci sous le poids des intérêts antagonistes, immédiats et mesquins (et que sont donc les deux élections de Donald Trump sinon de nouvelles expressions de cette tendance ?), ne sera nullement enrayé par la manifestation progressive de l’effroyable vérité de l’affaire Sarkozy, et il y a fort à craindre que d’autres avatars du même mal se produiront, d’une manière ou d’une autre, dans les années à venir. D’autres générations subiront d’autres drames politiques, et comment pourrait-il en être autrement, dès lors que la seule boussole politique devient l’intérêt ? Comment imaginer rebâtir ce qui a été détruit ? Que sont Platon, Kant et la Bible pour nous, sinon de vieux livres poussiéreux, soumis à la critique textuelle et à l’exégèse historique ? Que représente la morale pour nous, face au tourbillon des passions politiques et des intérêts matériels ? Quant à nous, nous qui avions vingt ans, trente ans, cinquante ans en 2007, nous porterons à jamais avec nous le poids de cette histoire, et il y a fort à craindre que l’enfer métaphysique promis à Nicolas Sarkozy étendra également ses ombres sur nous, nous qui l’avons écouté, élu, parfois aimé, nous qu’il a personnifiés et dont il représentera à jamais le visage collectif au Jour du Jugement.

8 octobre 2025

L'Objectivité à travers les âges



L’Objectivité à travers les âges, de Jérôme Bottgen, est un essai consacré au « rapport objectif à l’existence dans la pensée et la fiction ». C’est un ouvrage transdisciplinaire, en ce qu’il couvre à la fois les champs philosophique, littéraire et religieux. L’auteur part d’un constat assez simple : de nos jours c’est la subjectivité qui est la souveraine absolue, les comportements individuels ne sont plus dictés par autre chose que par les réactions émotionnelles immédiates. D’où la question : qu’en était-il avant, dans le patrimoine écrit de l’Occident ? L’enquête couvre à vrai dire l’ensemble du champ culturel : de la Bible et des tragiques grecs à Philip K. Dick et Michel Houellebecq (envers lequel l’auteur ne se montre pas tendre). Les grands jalons de l’émergence de la subjectivité dans le paradigme moderne sont Descartes, qui fonde toute sa philosophie sur l’expérience immédiate du sujet, et surtout Rousseau, chantre de la sensibilité, pour qui la validité morale d’un comportement ou d’un précepte est immédiatement et infailliblement évaluée par le sentiment intérieur. Face à ce déferlement de l’irrationalité se dresse Kant, le théoricien de l’impératif catégorique et des facultés a priori de l’être humain, Kant pour qui l’on sent que l’auteur a une dilection particulière, et auquel il consacre un chapitre fort étayé.
L’ouvrage est original par sa définition de l’objectivité : l’auteur entend par là tout ce qui est susceptible de s’opposer aux impulsions immédiates de la subjectivité, ce qui englobe à la fois la tradition immémoriale (dont on trouve encore des traces chez Hérodote et Euripide), certains aspects de la Bible (dont le cas est complexe), la tradition platonicienne, Jules César, le stoïcisme d’un Sénèque, Jean Racine, Kant, Lovecraft, l’objectivité thomiste de Jean-Paul II. Face à cela, les représentants de la subjectivité sont donc Descartes, Rousseau, puis les grands romanciers du XIXe siècle : Flaubert (avec la névrose d’Emma Bovary), Dostoïevski (avec la folie de Raskolnikov). Plus on avance dans l’ouvrage, plus on voit la pieuvre du délire universel étendre ses tentacules sur tous les comportements humains. Un chapitre est également consacré à Nietzsche, pourfendeur des catégories philosophiques classiques et fossoyeur de l’objectivité platonicienne ou kantienne.
L'Objectivité à travers les âges est un écrit fluide, concis, très documenté, doté d’un champ d’observation à la fois vaste et personnel (on peut reconnaître les goûts et les préférences de l’auteur). L’éclairage jeté par cette étude (inspirée semble-t-il par le célèbre Mimésis d’Erich Auerbach, dont elle reprend la structure) est cruel à l'égard de notre modernité, du moins si l’on adopte le parti de l’objectivité. Il est certain que la mise en perspective opérée ici n’est pas à l’avantage de la spontanéité subjective et peut sembler quelque peu réactionnaire. Même si l'on peut donc reprocher à l'auteur une certaine approche conservatrice, voire misogyne (aucune autrice n'est citée me semble-t-il), il s'agit néanmoins d'une lecture stimulante et enrichissante sur les plans littéraire, philosophique et culturel.
 
- Jérôme Bottgen : L’Objectivité à travers les âges, étude sur le rapport objectif à l’existence dans la pensée et la fiction.

24 septembre 2025

Fragments, septembre 2025


– La musique de Philip Glass : il est significatif que cette musique, la première de l'ère véritablement technicienne, possède toutes les caractéristiques de la technique : le côté répétitif, prévisible, impersonnel, mécanique, etc. Ses contemporains lui ont fait un triomphe, parce qu'ils ont instinctivement reconnu en elle l'univers dans lequel ils évoluent de leur naissance à leur mort.

– Ce qui est fascinant avec Thaïs d'Escufon, c'est que c'est un cas exemplaire d'immoralisme de droite parfaitement assumé. – Il y a toujours une certaine tendance moralisatrice du langage, les gens qui ont beaucoup lu savent qu'il est très rare de voir loués par écrit l'appétit des richesses, la superficialité, l'égoïsme, etc. On peut le penser, on peut le dire même, mais le langage écrit répugne généralement à de tels aveux (pour des raisons constitutives : le langage renvoie à la généralité, à l'abstraction, à la logique, etc.). Eh bien avec Thaïs d'Escufon tout cela est assumé : elle écrit à longueur de tweets que les femmes doivent avant tout soigner leur apparence pour attirer des hommes riches, que l'argent est le facteur central dans une relation, que le couple est une espèce de troc (argent et sécurité contre jeunesse et attractivité). En cela elle s'oppose frontalement à tout le patrimoine de la sagesse humaine, à toute la tradition écrite, montrant par là qu'elle se moque éperdument de cette tradition et de ce patrimoine. C'est donc à droite que l'on trouve – et cela peut sembler paradoxal – le plus grand mépris pour la tradition, et l'assentiment le plus franc aux tendances animales spontanées. C'est vraiment la droite (une certaine droite) qui a cédé le plus facilement aux multiples régressions de ce début de siècle.

– Le style de Jacques Ellul est complètement antiphilosophique. Dans les énoncés philosophiques, il y a toujours des termes chargés d'une puissance propre, autonome, des pôles sémantiques qui irradient sur tout le reste et autour desquels tout s'articule. C'est par exemple le cas du « devoir » ou de la « raison » chez Kant, de l’« âme » chez Platon, etc. Cela facilite la lecture, la rend plus agréable, car on sait qu'on retombe toujours périodiquement sur ces jalons. Mais on ne trouve rien de tel chez Ellul, il n'y a aucun terme saillant chez lui, pas même les mots « Dieu », « Christ », « Loi », etc. Il a une autre appréhension du monde et du langage, une appréhension synthétique pourrait-on dire, dans laquelle tout est lié à quelque chose d'autre, interdépendant, et où tout est mouvant, dynamique, susceptible d'évolution ou de régression, différent selon la perspective d'où on l'envisage. C'est vraiment une autre vision du monde, basée sur le refus de charger certains éléments de la réalité d'une valeur en quelque sorte sacrée, comme les intellectuels ont toujours tendance à le faire, sur le refus d'isoler arbitrairement quelque élément que ce soit (concret ou abstrait) du reste de la trame de la vie, et, en définitive, sur le refus de se fixer de façon idolâtrique sur quelque concept ou idée que ce soit. Cela donne un style particulier, un peu ingrat, très antiphilosophique, antibiblique même à certains égards, mais très approprié pour saisir synthétiquement la complexité des choses.

10 septembre 2025

Considérations sur le culte dans la Nouvelle Alliance


Je discutais l’autre jour avec un ami protestant.
« Je pense que vous autres protestants, vous attachez trop d’importance à l’Ancien Testament, lui dis-je. Qu’importe la Loi, le culte du Temple ? Pour nous, chrétiens, ce qui compte c’est Jésus-Christ, c’est la liturgie de la messe. Le reste est dépassé, aboli par l’Alliance Nouvelle. Nous n’avons pas vraiment à nous en occuper. »
Mon ami garda un moment le silence, puis :
« Je pense que tu te trompes, me dit-il. Il y a une chose que vous autres catholiques avez parfois du mal à comprendre, c’est qu’il y a entre l’Ancien et le Nouveau Testaments un rapport d’analogie. Toutes les réalités du Nouveau Testament sont déjà signifiées dans l’Ancien, mais de manière beaucoup plus concrète, matérielle, détaillée. Si bien que pour comprendre le Nouveau Testament, c’est en définitive vers l’Ancien qu’il faut se tourner, car c’est là que se trouve le contenu de la foi, la Loi, et le détail du culte qui plaît à Dieu. Laisse-moi t’énumérer tous les éléments de la Première Alliance qui trouvent une correspondance exacte dans la Nouvelle.

- Le Prêtre : Dans le Nouveau Testament, il n’y a qu’un seul prêtre, c’est le Christ. C’est là l’exposé bien connu de l’Épître aux Hébreux : « Jésus, lui, parce qu’il demeure pour l’éternité, possède un sacerdoce qui ne passe pas » (He 7, 24). « C’est bien le grand prêtre qu’il nous fallait : saint, innocent, immaculé ; séparé maintenant des pécheurs, il est désormais plus haut que les cieux » (He 7, 26). Le Christ n’est donc pas seulement le Fils de Dieu, c’est aussi une entité sacerdotale, qui joue un rôle éminemment sacerdotal. Le Christ est Prêtre, prêtre de l’ordre de Melchisédech, et suivre le Christ signifie donc s’engager dans une aventure de nature liturgique.

- Le Temple : Le livre de l’Exode décrit précisément ce doit être la Tente d’assignation, ou la Demeure, destinée à abriter la Gloire de Yahvé. Le Temple fait de pierre (absent, tu le noteras, de la Torah proprement dite) a été détruit, mais cela ne signifie pas qu’il ait pour autant disparu de la vie du chrétien. Contrairement à ce que vous autres catholiques avez tendance à penser, la manifestation du Temple dans la vie chrétienne ce ne sont pas les églises matérielles, mais c’est l’Église vivante et spirituelle, en tant que rassemblement des élus : « Nous sommes le temple du Dieu vivant, comme Dieu l’a dit : J’habiterai et je marcherai au milieu d’eux » (2 Co 6, 16). Mais on trouve aussi une dimension individuelle à cette survivance du Temple, puisque c’est le corps de chaque fidèle qui est le Temple appelé à abriter Dieu : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez point à vous-mêmes ? » (1 Co 6, 19).

- Le sacrifice et la victime : La vie chrétienne est une vie entièrement sacrificielle. Les sacrifices tiennent une large place dans la Loi juive, ils y sont décrits en détail quant à leur nature et leurs modalités diverses. Le sacrifice pour le chrétien c’est bien sûr avant tout celui du Christ : « Il s’est livré lui-même à Dieu pour nous, en offrande et en sacrifice d’agréable odeur » (Eph 5, 2). Le Christ est donc à la fois prêtre et victime : « Il est lui-même la victime expiatoire pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier » (1 Jn 2,2). Cet aspect est bien connu puisqu’il constitue pour ainsi dire le cœur de la foi chrétienne. Mais il y a d’autres dimensions du sacrifice dans l’enseignement du Nouveau Testament. Le sacrifice que le fidèle doit offrir, c’est avant tout celui de ses penchants mauvais : « Ceux qui sont au Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs » (Ga 5, 24). Mais cela ne suffit pas, puisqu’en définitive c’est lui-même que le chrétien doit offrir à Dieu en sacrifice d’agréable odeur : « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu : c’est là pour vous la juste manière de lui rendre un culte » (Rm 12, 1).

« Comme tu le vois, contrairement à ce que la plupart des gens pensent spontanément, le christianisme n’est pas avant tout une morale, une religion toute spirituelle. C’est un culte rendu à Dieu, un culte assez précis et qui reprend tous les éléments du culte révélé au peuple juif dans la Torah : le Prêtre, le sacrifice, les victimes, le Temple. À cet égard, c’est donc bien vers le culte du peuple d’Israël, non pas vers sa morale, non pas vers sa spiritualité, non pas vers ses prières, mais bien vers son culte que le chrétien doit se tourner, c’est ce culte qu’il doit étudier minutieusement, s’il veut apprendre quelle doit être l’incarnation de sa foi, au-delà des formules pieuses. Il n’y a pas abolition de la liturgie juive dans la Nouvelle Alliance, mais au contraire son absolutisation, puisque qu’elle recouvre désormais toute la vie du chrétien. C’est cette vie du chrétien qui constitue désormais la liturgie voulue par Dieu, c’est là que l’on doit trouver l’actualisation du culte, et non à la messe comme beaucoup de gens pieux ont tendance à le penser. En toute rigueur, la vie chrétienne n’est pas autre chose que cela : que l’actualisation dans sa propre existence du culte juif révélé par Dieu à Moïse au désert du Sinaï. »

27 août 2025

Trois grands romans : III. Philip K. Dick : SIVA

« Le monde phénoménal n’existe pas : c’est une hypostase de l’information traitée par l’Esprit. »

Mon ami regarda sa montre.
« Il se fait tard, me dit-il. Je t’ai pourtant promis de te parler de trois grands romans qui m’ont marqué. Il est temps de passer au troisième. Il s’agit de SIVA (VALIS en anglais) de Philip K. Dick. C’est un des derniers romans de Dick, écrit en 1978 et publié en 1981, un an avant sa mort. SIVA est l’acronyme de "Système Intelligent Vivant et Agissant". Il s’agit d’un roman de science-fiction, mais aussi d’un texte autobiographique, et d’un essai théologico-philosophique. C’est en réalité un texte d’une ambition immense, et Dick aurait déclaré, après l’avoir remis à son éditeur : "Mon travail est terminé".
« Tout part d’un événement réel. En mars 1974, après l’extraction d’une dent de sagesse, Dick souffre le martyre, à s’en taper la tête contre les murs. Il demande à sa femme (sa troisième) de téléphoner à la pharmacie pour lui faire livrer un calmant. On sonne, il va ouvrir et tombe sur la livreuse, une jeune femme brune avec un pendentif autour du cou. Dick, à moitié délirant, lui demande ce que représente le pendentif. Celle-ci lui répond que c’est un poisson vu de profil, "un symbole qu’utilisaient les premiers chrétiens". Alors le temps s’arrête. Dick se retrouve brusquement plongé en l’an 70 de notre ère, à Rome, parmi les premiers chrétiens. La vision ne dure que le temps d’un flash, mais dans les semaines qui suivent des phénomènes étranges se produisent. La radio se met à proférer des phrases bizarres. Il devient capable de comprendre le grec de l’Antiquité. Il communique avec un mystérieux Thomas, son double de l’époque apostolique. Il voit régulièrement un rayon de lumière rose qui lui injecte des informations dans le cerveau. Ce rayon de lumière lui apprend des choses vraies et impossibles à deviner, comme la maladie congénitale de son fils, traitée à temps grâce à cela. Dick apprend également que le vrai temps s’est arrêté en l’an 70 et n’a repris qu’en mars 1974. Tout l’intervalle entre les deux dates n’est que du faux temps, une interpolation imaginaire créée par un esprit malin. Le délire dure des semaines et Dick se met à rédiger fiévreusement des notes, huit mille pages de notes, auxquelles il donne le titre d’Exégèse (ouvrage publié pour la première fois en français, en deux tomes, il y a une dizaine d’années).
« SIVA est le fruit direct de ces événements. C’est Dieu qui parle dans ce livre. À travers les épisodes de la vie de Dick, ses addictions à la drogue, son divorce, la mort de deux de ses amies, ses tentatives de suicide, ses internements dans des établissements psychiatriques, à travers tout cela Dick consigne ce qui lui a été révélé quant à l’origine de l’univers. À l’origine, l’Un donna naissance à deux jumeaux. Mais l’un des jumeaux, né prématurément, a projeté un univers holographique défectueux, marqué par l’entropie, la souffrance et la mort. C’est l’univers que nous habitons. Le jumeau sain s’est efforcé dès lors d’injecter dans cet hyperunivers malade le soin adéquat, afin de le guérir. Ce fut le Christ, puis le rayon de lumière rose.
« Je vois que tu lèves les yeux au ciel. Il est tard et nous allons nous séparer. Mais je ne pouvais pas te laisser repartir sans te parler de SIVA. C’est un roman extraordinaire, marqué par une angoisse métaphysique bouleversante, un sentiment poignant de la finitude, une urgence vitale de salut universel. Dick sait qu’il va mourir, la mort est partout autour de lui, mais il a vu Dieu, Dieu lui parle, et il sait qu’Il va venir, de façon imminente. "Il est quelque part. Je le sais. Je n’abandonnerai jamais." Et SIVA est le recueil de tout cela. Il y est question de maladie mentale, de jeunes filles suicidaires, de la Californie des années soixante-dix, d’un groupe de rock qui fait un film cryptique, d’une petite fille (Sophia) qui est l’incarnation de la sagesse divine, du troisième œil, des gnostiques, de Parménide, de Schopenhauer, de Wagner. C’est un roman total, ultime, dans lequel les frontières entre les genres sont complètement abolies. Mais le propos n’est pas du tout confus, pas du tout nébuleux. Dick a conservé une capacité d’auto-analyse, une lucidité complètes, et un sens de la narration affûté par les dizaines de romans qu’il a écrits avant celui-là.
« Dick ne mourra pas tout de suite. Il écrira encore deux chefs-d’œuvre, L’Invasion divine, peut-être le plus grand roman théologique jamais écrit, et La Transmigration de Timothy Archer, un chef-d’œuvre d’intelligence et d’ironie amère. Mais de toute façon tout était déjà dans SIVA : "La Déité-Apollon est sur le point de revenir. La Sophia va renaître, elle n’était pas propice jusqu’à présent. Le Bouddha est dans le parc. Siddharta est endormi (mais va bientôt se réveiller). Le temps que tu espérais est venu." »