Je lis en ce moment le fameux essai de Roland Barthes sur Racine. Il y a quelques observations intéressantes, des formules bien tournées, mais que de mots inutiles, que de théories artificielles et diffuses ! Le limpide Racine méritait plus de clarté. Et Barthes ne pose jamais la question essentielle à propos d’une mécanique aussi précise que la tragédie racinienne : quel est le moteur de cette tragédie ? Chez les Grecs, c’est le destin ; chez Corneille, c’est le conflit entre la passion et le devoir. Mais chez Racine, ce n’est ni l’un ni l’autre. Face à une construction aussi rigoureuse que la tragédie racinienne, il ne devrait pas être compliqué de dégager une thèse solide à ce sujet. Puisqu’il faut tout faire soi-même de nos jours, je vais donc tâcher de m’y atteler.
La tragédie racinienne est issue de deux facteurs, dont la rencontre est proprement explosive. Le premier facteur, c’est la souveraineté, le pouvoir royal. La souveraineté est une valeur sacrée pour Racine. Ici, quelques petites observations biographiques ne sont pas superflues. Tout d’abord, il faut savoir que Racine est un orphelin, qu’il a à peine connu son père. La figure paternelle a donc été nécessairement sublimée chez lui. En second lieu, il faut savoir que Racine, né en 1639 et mort en 1699, n’a jamais connu, durant toute son existence, d’autre souverain que Louis XIV, roi magnifique et autoritaire. Quoi qu’il en soit, que l’on accorde du crédit à des données de cet ordre ou qu’on s’y refuse, le roi, chez Racine, est toujours tout-puissant. Il ne doit de comptes à personne, la vie et la mort de ses sujets sont l’effet instantané de sa volonté. C’est le cas de Néron dans Britannicus, de Roxane dans Bajazet, de Mithridate, de Thésée dans Phèdre, d’Assuérus dans Esther, etc. Si un roi juste est donc une image vivante de la divinité, un roi animé d’intentions hostiles est une chose absolument terrifiante. (Saint-Simon rapporte d’ailleurs, dans ses Mémoires, que Racine serait mort de chagrin après un refroidissement de Louis XIV à son égard.)
C’est ici que le second facteur entre en jeu. Il y a chez Racine un sentiment plus impérieux que tous les autres, un sentiment qui porte ceux qu’il atteint, hommes ou femmes, aux dernières extrémités, au suicide, au meurtre, à l’oubli de toutes les lois humaines et divines : c’est la passion amoureuse. La conjonction la plus dangereuse qui se puisse concevoir, la plus grandiose aussi, ce sera donc un roi amoureux. C’est le cas de Pyrrhus à l’égard d’Andromaque, de Néron à l’égard de Junie, de Mithridate à l’égard de Monime, de Roxane à l’égard de Bajazet, de Phèdre à l’égard d’Hippolyte, d’Assuérus à l’égard d’Esther. Une fois que le souverain est mis en présence de l'objet de son désir, le chantage peut commencer, le rapport de force s'instaurer, la cruauté se manifester pleinement, et, comme disait Nietzsche : Incipit tragœdia. Tel est, me semble-t-il, le moteur originel de la tragédie racinienne.
(Pour être tout à fait complet, le motif consubstantiel à la tragédie racinienne est un roi dévoyé : il n’y a pas de sentiment amoureux chez Agamemnon ni chez Athalie, mais des souverains portés à des entreprises homicides, du fait de la volonté des dieux dans un cas, d’une nature perverse dans l'autre. Mais les critiques littéraires ont généralement du mal à exprimer les choses ainsi, car pour distinguer ce qui est dévoyé, il faut déjà avoir une notion, même infime, de ce que c’est que la voie…)
La tragédie racinienne est issue de deux facteurs, dont la rencontre est proprement explosive. Le premier facteur, c’est la souveraineté, le pouvoir royal. La souveraineté est une valeur sacrée pour Racine. Ici, quelques petites observations biographiques ne sont pas superflues. Tout d’abord, il faut savoir que Racine est un orphelin, qu’il a à peine connu son père. La figure paternelle a donc été nécessairement sublimée chez lui. En second lieu, il faut savoir que Racine, né en 1639 et mort en 1699, n’a jamais connu, durant toute son existence, d’autre souverain que Louis XIV, roi magnifique et autoritaire. Quoi qu’il en soit, que l’on accorde du crédit à des données de cet ordre ou qu’on s’y refuse, le roi, chez Racine, est toujours tout-puissant. Il ne doit de comptes à personne, la vie et la mort de ses sujets sont l’effet instantané de sa volonté. C’est le cas de Néron dans Britannicus, de Roxane dans Bajazet, de Mithridate, de Thésée dans Phèdre, d’Assuérus dans Esther, etc. Si un roi juste est donc une image vivante de la divinité, un roi animé d’intentions hostiles est une chose absolument terrifiante. (Saint-Simon rapporte d’ailleurs, dans ses Mémoires, que Racine serait mort de chagrin après un refroidissement de Louis XIV à son égard.)
C’est ici que le second facteur entre en jeu. Il y a chez Racine un sentiment plus impérieux que tous les autres, un sentiment qui porte ceux qu’il atteint, hommes ou femmes, aux dernières extrémités, au suicide, au meurtre, à l’oubli de toutes les lois humaines et divines : c’est la passion amoureuse. La conjonction la plus dangereuse qui se puisse concevoir, la plus grandiose aussi, ce sera donc un roi amoureux. C’est le cas de Pyrrhus à l’égard d’Andromaque, de Néron à l’égard de Junie, de Mithridate à l’égard de Monime, de Roxane à l’égard de Bajazet, de Phèdre à l’égard d’Hippolyte, d’Assuérus à l’égard d’Esther. Une fois que le souverain est mis en présence de l'objet de son désir, le chantage peut commencer, le rapport de force s'instaurer, la cruauté se manifester pleinement, et, comme disait Nietzsche : Incipit tragœdia. Tel est, me semble-t-il, le moteur originel de la tragédie racinienne.
(Pour être tout à fait complet, le motif consubstantiel à la tragédie racinienne est un roi dévoyé : il n’y a pas de sentiment amoureux chez Agamemnon ni chez Athalie, mais des souverains portés à des entreprises homicides, du fait de la volonté des dieux dans un cas, d’une nature perverse dans l'autre. Mais les critiques littéraires ont généralement du mal à exprimer les choses ainsi, car pour distinguer ce qui est dévoyé, il faut déjà avoir une notion, même infime, de ce que c’est que la voie…)
Quand je vous dis que vous êtes profus en ce moment, cher Laconique ! Vous envoyez du lourd : la qualité ne se perd pas dans la longueur, bien au contraire. D'ailleurs, à la lecture de ce brillant essai je ne peux m'empêcher de songer que votre domaine est bel et bien celui de la critique littéraire, tant vous excellez.
RépondreSupprimerJe connais un peu Racine, j'ai lu ses pièces, mais ne suis qu'un simple amateur en comparaison de vous. Aussi ne me risquerai-je pas sur le terrain d'un débat concernant le grand tragédien avec vous.
Tout ce que je peux dire c'est que votre analyse, comme toujours brillante dans sa clarté, sa précision et la justesse de ses explications, me semble sans failles. Il faut ajouter également que j'ai pris plaisir à lire votre texte que j'ai trouvé instructif.
A propos de Barthes, le peu que j'en ai lu me fait dire qu'il est surfait et comme vous, je trouve sa production confuse, peu claire, vaine, adjectifs auxquels il convient d'en adjoindre deux autres pour résumer : chiante et affectée.
La parenthèse finale avec cette petite pique envoyée aux critiques littéraire m'a bien fait rire : ce milieu littéraire, qui se nourrit pourtant d'une matière noble, regorge malheureusement d'êtres on ne plus dévoyés (pédérastes libidineux, drogués mondains, tocards aux égos surdimensionnés, etc...). Pitié, restez noble de coeur et de corps cher Laconique !
Je vous remercie pour vos remarques louangeuses, cher Marginal, venant d’un esprit aiguisé comme le vôtre, cela fait plaisir. Mais bon, je sais mettre les choses à leur juste place : déjà que la littérature a toujours quelque chose d’un peu gratuit face aux vrais actes de courage et de vertu, la critique littéraire pousse cette gratuité (cette vanité pourrait-on dire) à la puissance supérieure, puisque c’est du discours sur du discours, c’est-à-dire, bien souvent, du rien sur du rien ! Disons que c’est la manifestation ultime de la culture et du raffinement, c’est pour ça que c’est amusant…
RépondreSupprimerJe soupçonne comme une pointe de reproche, chez un auteur aussi concis et percutant que vous, lorsque vous dites que je deviens de plus en plus profus. Je le reconnais, plus je vieillis, plus je prends plaisir à allonger mes textes. Mais c’est la nature de la prose qui veut ça : il lui faut une certaine ampleur pour bien s’épanouir, pour permettre à toute la puissance du langage de s’exprimer (ou du moins le tenter). Et puis les sujets que je choisis réclament souvent un certain développement. En ce qui concerne Racine, par exemple, j’aurais pu écrire facilement vingt pages tant la matière est riche. Ce qui compte, c’est qu’il n’y ait pas un mot de trop !
Le milieu littéraire est souvent répugnant, car il génère, comme vous le dites, des egos surdimensionnés… Qui sait comment nous réagirions nous-mêmes, soumis aux tentations de la célébrité ? Bah, je crois que notre mépris commun pour les dandys libidineux de ce milieu prouve assez que nous sommes d’une autre trempe !