Si je devais définir ce qui fait la magie de l’univers de King, j’emploierais l’expression suivante : « terriblement familier ». Stephen King est auteur de littérature fantastique, et pourtant, à l’exception de la saga de La Tour sombre, il n’a jamais créé d’univers parallèle. Non, ce qu’il affectionne, ce sont les zones banales du quotidien, si familières qu’on n’y prête même plus attention : les centres commerciaux, les stations-service, les motels, les pavillons de banlieue, etc. Ses romans ont toujours pour cadre des patelins perdus du Maine : Bangor, Castle Rock, Derry. Et ses personnages sont des gens simples, proches de nous du fait de leurs problèmes, de leurs failles qu’ils n’arrivent pas à masquer : l’alcoolisme de Jack dans Shining, le manque maladif de confiance en soi d'Arnie dans Christine, le bégaiement de Bill dans Ça. Il règne dans ses romans une atmosphère qui rappelle celle des Évangiles : beaucoup d’êtres vulnérables, des femmes, des enfants, des estropiés, qui luttent contre les forces des ténèbres. Et souvent (pas toujours chez King) une étincelle de pureté et d’innocence suffit à vaincre les démons les plus maléfiques.
Ce qui est frappant, dans l’œuvre de Stephen King, c’est que le surnaturel ne fait pas irruption au sein d’un environnement neutre ou idyllique. La situation était déjà viciée, délétère, avant que les monstres ne se manifestent : la famille de Tad, dans Cujo, était déjà au bord de l’implosion avant l’entrée en scène du molosse meurtrier ; la famille Torrance luttait déjà contre ses propres fantômes avant de rencontrer ceux de l’Overlook. La grande habileté de Stephen King, c’est qu’il n’utilise pas le fantastique pour détruire une cellule familiale ou une communauté, mais pour en accuser les tensions internes et finalement fatales.
Je me suis éloigné de Stephen King. J’ai découvert que la littérature offrait d’autres champs plus verdoyants, plus fertiles en pensées profondes et épanouissantes. J’ai découvert qu’il y avait d’autres plaisirs en littérature que ceux que l’on peut tirer d’une bonne histoire, que souvent la seule qualité de l’expression suffit, et que sur ce plan bien des auteurs, bien des poètes valent mieux que lui. Et pourtant, je crois que tous les lecteurs assidus de Stephen King sont marqués par cette œuvre ; qu’ils ont le sentiment de faire partie d’un club spécial, un peu particulier ; qu’ils ne voient plus le monde de la même manière, et que tandis que tous les autres sont pris dans le tourbillon dérisoire de la vie moderne, eux se tiennent un peu à l’écart, un peu en marge, et observent ce qui coince, ce qui grince. Et ce que nous apprend Stephen King, c’est que ce n’est pas parce que ça coince, ou que ça grince, ou que ça fait un peu plus que grincer, qu’il faut détourner le regard. Au contraire.
Ha, cher Laconique ! Vous retranscrivez à merveille l'univers de Stephen King ! En vous lisant j'ai revécu les sensations ressenties lorsque je parcourais il y a longtemps quelques-uns des ouvrages du "maître incontesté de l’épouvante".
RépondreSupprimerJe le connais beaucoup moins que vous mais cependant assez pour être entièrement d'accord avec votre analyse de son univers. King est un raconteur d'histoires hors pair, avec une imagination incroyable qui relève du génie, un romancier énorme, et je crois que l'on pourrait le comparer tranquillement à Balzac ou à Zola, par la densité et la qualité de sa production romanesque : c'est dire si pour moi il transcende le genre horrifique qu'il représente !
Et puis oui, il est exceptionnel pour créer des personnages, nous faire frémir, imaginer des situations, mais comme vous l'expliquez si bien, il y a autre chose : qu'on le veuille ou non, son oeuvre a du fond et laisse des traces chez le lecteur, elle est plus que le simple divertissement que peut offrir tout bon romancier de gare auquel il serait réducteur d'assimiler le roi Stephen.
Je crois que si l'on songe à la base, au temps où nous n'avions pas encore "découvert que la littérature offrait d’autres champs plus verdoyants, plus fertiles en pensées profondes et épanouissantes", ce qui nous a fait aimer la littérature, ce sont justement les gens comme King, Les jules Verne, Jack London, Robert Louis Stevenson, ceux qui savent nous faire rêver, frémir et voyager avec des histoires inventées de toutes pièces, mais racontées avec un art si consommé qu'on les vit corps et bien avec les personnages, avec passion et émotions. En nous éloignant de ces grands auteurs, peut-être nous sommes-nous aussi éloignés de l'essentiel de la littérature... Retrouvons-les et, avec eux, les primes joies de la littérature, cher Laconique !
Le seul reproche que je ferai au sujet de King concerne ses parfois trop longues digressions sur la vie des personnages, par exemple. Tout cela est bien entendu nécessaire au réalisme que vous mentionnez dans votre article, cependant je me rappelle que certains passages des oeuvres que j'ai lues me semblaient trop profus en détails superficiels et me donnaient l'impression de remplissage. Ainsi, au lieu de contribuer au réalisme, cela me faisait au contraire un peu sortir de l'histoire... Mais ce sont des souvenirs anciens ! Il faudrait que je relise du King pour préciser mon analyse.
Votre commentaire m’enchante, cher Marginal ! Décidément, il est impossible de vous prendre en défaut : que l’on parle de Racine, des « Liaisons dangereuses » ou de Stephen King, vous savez de quoi il s’agit, vous arpentez tous ces territoires avec l’aisance d’un guépard dans la savane ou d’un Houellebecq au milieu des bordels thaïlandais ! Ma foi, si un expert en littérature romanesque comme vous, pour qui des London, des Verne ou des Zola n’ont plus de secret, place Stephen King au rang des grands romanciers, il n’y a plus de contestation possible, et je peux me replonger dedans avec la meilleure conscience du monde. Il est vrai que son imagination est incroyable, il a créé des mythes qui sont entrés dans la culture occidentale, comme « Cujo », « Misery », « Carrie » et tellement d’autres… Et vous avez raison de dire que son œuvre laisse des traces chez le lecteur : alors que l’on oublie complètement la plupart des romans qu’on lit, il est fascinant de constater à quel point ceux de King, parfois même une simple nouvelle de quinze pages, nous laissent une empreinte indélébile, un frisson qui nous accompagne toute notre vie. Mais peut-être est-ce dû aussi à ce que vous exprimiez la dernière fois, au fait que les impressions de jeunesse sont beaucoup plus vivaces que les autres…
RépondreSupprimerJe vous rejoins également sur les réserves que vous formulez : il est vrai qu’il y a parfois un peu de « graisse » chez King, du ressassement, un approfondissement extrême des situations, du passé des personnages. Même si cela n’est jamais gratuit, ça fait parfois un peu lâcher le fil. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce sont ses nouvelles et ses romans brefs (comme « Christine ») que je prise par-dessus tout. Ce sont donc ceux-ci (« Brume » par exemple, ou « Danse macabre ») que je vous conseillerais si la tentation de King vous prenait.
Votre éloge des grands romanciers de l’imaginaire est superbe, on sent la sincérité et la passion qu’ils vous inspirent. Nous sommes-nous « éloignés de l’essentiel de la littérature » ? Hélas, il est impossible de continuer à voir le monde et les livres avec des yeux d’enfant, comme vous l’exprimez avec des mots si justes dans nombre de vos poèmes, dont « A l’aube de mon cœur » et « Noëls immémoriaux ». Mais si la magie de l’enfance s’en va, le jugement critique prend le relais pour discerner ce qui est bon, et c’est une autre manière d’apprécier ces grands enchanteurs que sont London, Verne ou King…