Lu Le Cahier rouge de Benjamin Constant, avec un plaisir infini. Je ne vois pas qui je pourrais placer plus haut dans la prose française. Le style de Voltaire est plus ferme, plus assuré, celui de Laclos plus brillant, mais nulle part je ne trouve une telle pénétration que chez Constant. Mais à vrai dire, ce n’est même pas de cela qu’il s’agit, car ce sont toutes les qualités littéraires que l’on trouve chez lui : une intelligence aussi aiguë que possible, une lucidité jamais prise à défaut, qui n’épargne personne et lui-même moins que quiconque, une économie de langage qui frise parfois l’ellipse, un sens de la langue impeccable, une distinction qui ne se dément jamais, même en présence des manifestations les plus hystériques de la passion amoureuse.
C’est un véritable alchimiste que Benjamin Constant : il examine la chose la plus obscure, la plus confuse qui soit au monde, à savoir la psychologie amoureuse, et il la transmue en une matière limpide, transparente, parfaitement intelligible. Et cette clarté ne s’achète jamais au prix d’une simplification artificielle des relations humaines, toute leur complexité reste merveilleusement préservée.
Il y a un mystère Constant : comment celui qui se représente comme le plus indécis et le plus velléitaire des êtres a-t-il pu posséder ce style si net, qui se déploie d’un cours toujours égal, sans la moindre difformité, sans la moindre dissonance ?
Et que dire de son rapport si particulier à la littérature ? Voilà un homme qui a écrit des milliers de pages que plus personne ne lit sur la politique et la religion, et qui, à un moment de sa vie, vers la quarantaine, produit en l’espace de quelques années un court roman, Adolphe, et deux brefs récits autobiographiques, Le Cahier rouge et Cécile, lesquels resteront d’ailleurs enfouis dans des malles pendant des décennies. Le tout fait moins de deux cent cinquante pages, et Benjamin Constant, qui a été député, membre du Conseil d’État, eût été bien surpris d’apprendre qu’aux yeux de la postérité ce seront là ses principaux titres à la pérennité et à la vénération. C’est à de telles singularités que l’on mesure toute la magie de la littérature : deux cent cinquante pages qui pèsent plus lourd que tout le reste d’une pensée, qui pèsent autant que toute l’œuvre d’un Chateaubriand ou d’un Stendhal, ses illustres contemporains.
Je suis toujours surpris, quand je lis les textes de Benjamin Constant, qu’une telle œuvre puisse exister. Qu’il puisse y avoir une telle adéquation entre ce qu’un lecteur désire lire, et ce qu’un livre est capable de lui offrir, c’est là un phénomène dont, pour ma part, je ne connais pas beaucoup d’équivalents dans cette existence si avare en gratifications spontanées.