Lu L’Éternel Mari de Dostoïevski, considéré par André Gide et Henry Miller comme un chef-d’œuvre. Roman purement psychologique, très peu de descriptions, tout se passe dans la tête des personnages. Comme toujours lorsque je lis Dostoïevski, mélange de fascination et de désappointement. Ce que j’apprécie chez lui, c’est son étrangeté, mais ce brouillage constant de tous mes repères esthétiques me cause en même temps un sentiment diffus de frustration, d’insatisfaction. J’avais ressenti la même chose en lisant Les Frères Karamazov. Je crois que je reste indéfectiblement attaché à la logique et à la limpidité que nous avons héritées de la culture gréco-latine, et qui a produit ce qu’il y a de meilleur dans notre littérature : Racine, Voltaire, Stendhal. Ce que nous apprécions dans un livre, dans un film, c’est la précision avec laquelle les enjeux du problème sont posés, et la rigueur avec laquelle ils sont ensuite développés. Andromaque épuise son sujet (la jalousie, l’amour trahi), comme Les Liaisons dangereuses le leur (les méfaits de l’esprit dans les choses du cœur). Chez Dostoïevski, rien de tel. On serait bien en peine de trouver la moindre cohérence chez ses personnages. Leurs actions ne sont pas dictées par des principes, mais par leur état intérieur, lequel change à chaque instant, et passe d’un extrême à l’autre sans la moindre motivation rationnelle. Cet état d’exaltation permanent, pathologique, dans lequel ils baignent tous, est la raison de cette « inconséquence » que Gide avait déjà relevée à leur sujet, et qui donne aux romans de Dostoïevski leur caractère imprévisible et fantasque. Ainsi, l’intrigue chez Dostoïevski n’est nullement le développement d’un thème, elle bifurque sans arrêt et ne laisse pas au lecteur la satisfaction de voir se dérouler de manière implacable ce qui était contenu dans la situation initiale. Non, le hasard intervient à tout moment dans cet Éternel Mari, et la structure du livre, avec sa flopée de nouveaux personnages qui apparaissent aux deux tiers du livre pour disparaître tout aussitôt, n’offre nullement l’image d’un ensemble clos et cohérent à la manière d’une tragédie. La résolution du livre n’est d’ailleurs nullement verbale, tout reste dans l’implicite, et la grande explication que le lecteur attend tout au long du roman entre Veltchaninov et Troussotzky n’aura finalement jamais lieu. De la même façon, dans Les Frères Karamazov, l’explication et la justification du meurtre autour duquel tourne toute l’histoire n’occupe pas plus d’une page, dans un roman qui en fait plus de neuf cents. D’où le désappointement qui me saisit à chaque fois devant tant de promesses non tenues.
On peut s’interroger sur l’influence de Dostoïevski sur les lettres françaises. Il y a là quelque chose qui relève un peu de l’oxymore. Cette influence a pourtant été féconde, et je pense en particulier à deux romans : Les Faux-Monnayeurs d’André Gide et La Chute d’Albert Camus. Gide et Camus ont tous deux été fascinés par l’œuvre de Dostoïevski, à laquelle ils ont l’un et l’autre consacré de nombreuses pages (Gide dans son Dostoïevski, Camus dans L’Homme révolté). Or, qu’est-ce que Gide a retenu de Dostoïevski dans ses Faux-Monnayeurs ? La profusion des personnages, les intrigues enchâssées, le thème de la folie, de la misère, du suicide, les épisodes aux marges du fantastique (la lutte avec l’ange), etc. Comment ne pas se dire que, par tout cela, Gide s’est écarté de sa voie propre, et a livré son ouvrage peut-être le plus artificiel, le moins significatif, celui qui, s’il manquait à sa bibliographie, déformerait le moins l’image que nous avons de lui ? Quant à La Chute d’Albert Camus, je l’ai lue il y a bien longtemps, mais j’en garde le souvenir d’un ouvrage brumeux, confus, et pour tout dire assez malsain.
Je continuerai à lire des romans de Dostoïevski. Il y a chez lui une curiosité pour l’âme humaine, pour les vertiges de la liberté, qui annule et rend dérisoires tous les reproches que l’on pourrait lui faire. Mais je n’en reste pas moins dubitatif quant aux bienfaits de son influence sur les romanciers français. Car si je n’ai aucun mal à citer les dizaines de chefs-d’œuvre que la clarté méditerranéenne a inspirés à la littérature française, je ne vois toujours pas l’incontestable grand roman que nous pourrions devoir à la névrose dostoïevskienne.
On peut s’interroger sur l’influence de Dostoïevski sur les lettres françaises. Il y a là quelque chose qui relève un peu de l’oxymore. Cette influence a pourtant été féconde, et je pense en particulier à deux romans : Les Faux-Monnayeurs d’André Gide et La Chute d’Albert Camus. Gide et Camus ont tous deux été fascinés par l’œuvre de Dostoïevski, à laquelle ils ont l’un et l’autre consacré de nombreuses pages (Gide dans son Dostoïevski, Camus dans L’Homme révolté). Or, qu’est-ce que Gide a retenu de Dostoïevski dans ses Faux-Monnayeurs ? La profusion des personnages, les intrigues enchâssées, le thème de la folie, de la misère, du suicide, les épisodes aux marges du fantastique (la lutte avec l’ange), etc. Comment ne pas se dire que, par tout cela, Gide s’est écarté de sa voie propre, et a livré son ouvrage peut-être le plus artificiel, le moins significatif, celui qui, s’il manquait à sa bibliographie, déformerait le moins l’image que nous avons de lui ? Quant à La Chute d’Albert Camus, je l’ai lue il y a bien longtemps, mais j’en garde le souvenir d’un ouvrage brumeux, confus, et pour tout dire assez malsain.
Je continuerai à lire des romans de Dostoïevski. Il y a chez lui une curiosité pour l’âme humaine, pour les vertiges de la liberté, qui annule et rend dérisoires tous les reproches que l’on pourrait lui faire. Mais je n’en reste pas moins dubitatif quant aux bienfaits de son influence sur les romanciers français. Car si je n’ai aucun mal à citer les dizaines de chefs-d’œuvre que la clarté méditerranéenne a inspirés à la littérature française, je ne vois toujours pas l’incontestable grand roman que nous pourrions devoir à la névrose dostoïevskienne.
Bah, cher Laconique, vous livrez ici à vos innombrables lecteurs un article bien long, plus long que d'habitude en tout cas, dont la densité correspond au sujet évoqué : votre nouvelle lecture "L'Éternel Mari" de Dostoïevski et, plus largement, une analyse pertinente de l'art romanesque du grand écrivain russe. Je vais pour ma part prendre le contre-pied et offrir un commentaire court.
RépondreSupprimerComme souvent, pour ne pas dire toujours, je trouve dans votre texte les qualités contraires de ce que vous reprochez à Dostoïevski : "précision", "rigueur", "cohérence". Votre article étant riche je ne vais reprendre point par point les idées que vous développez, puisque moi-même les approuve et ai ressenti les mêmes impressions, me suis fait approximativement les mêmes constatations lorsque j'ai lu des romans de cet auteur dont le "caractère imprévisible et fantasque", l'"intrigue" qui "bifurque sans arrêt et ne laisse pas au lecteur la satisfaction de voir se dérouler de manière implacable ce qui était contenu dans la situation initiale" et les "promesses non tenues" m'ont tout à la fois dérouté et "désappointé" comme vous.
Cependant, à la lecture de votre article - le passage où vous mentionnez la "flopée de nouveaux personnages qui apparaissent aux deux tiers du livre pour disparaître tout aussitôt" est particulièrement éclairant - m'apparaît une idée toute simple : sans doute le génie de Dostoïesvski consiste-t-il justement à retranscrire le mouvement désordonné de la vie, dont la logique, si elle existe, nous échappe, et l'on peut formuler l'hypothèse que son souci a été de ne pas cloisonner son roman en un ensemble fermé, parfait et saisissable d'un bloc. C'est une esthétique particulière, à laquelle vous comme moi ne sommes peut-être pas sensibles, mais à laquelle, au fond, nous pouvons accorder un certain mérite, puisqu'elle est pas exempte de charme et permet, je pense, de retranscrire ce que vous nommez "une curiosité pour l’âme humaine" et "les vertiges de la liberté".
Oui, vous avez bien raison cher Marginal, il ne sied pas que nos commentaires prennent de trop grosses proportions : le temps est précieux, mieux vaut l’employer à écrire autre chose que de la glose de nos textes respectifs, – des poèmes par exemple, comme ceux que vous distillez avec parcimonie, mais avec un impact toujours au rendez-vous sur votre sulfureux site du Marginal Magnifique. Moi-même je me suis attardé dans cet article, mais, ma foi, on vieillit, on se surveille moins, et il est tout de même temps que cette plume se délie un peu…
RépondreSupprimerC’est bien ça : les romans de Dostoïevski sont une image assez fidèle du mouvement de la vie. Il retranscrit les pensées de ses personnages au moment même où elles prennent naissance, c’est assez frappant. La question est de savoir : l’art doit-il imiter la vie ? J’aurais tendance à répondre que non, que l’art crée et impose son propre univers, sa propre beauté si souvent absente du monde. Il est vrai que le roman est un genre particulier, plus en phase avec la réalité, avec la vie… (« Dont la logique, si elle existe, nous échappe » : voilà une observation bien frappée, et qui ne m’a pas échappée, à moi !). Le problème avec Dostoïevski, c’est qu’il crée des attentes qui ne sont pas toujours satisfaites. Bukowski bifurque aussi tout le temps dans ses nouvelles et ses romans. Cela ne me gêne nullement, parce qu’il épouse, justement, le mouvement désordonné de la vie. Or Dostoïevski annonce subtilement des choses, pose des jalons, oriente l’esprit du lecteur dans une direction précise, et brise sa ligne à chaque chapitre. On peut y voir, en effet, le comble de l’art, et c’est vrai qu’on ne se lasse pas en lisant ses livres, la curiosité est sans cesse relancée. Mais lorsqu’on arrive au bout, on se dit parfois : « Tout ça pour ça… » (C’est un peu comme l’amour quoi !) Peut-être ses livres gagnent-ils à être relus : je me souviens que j’avais été très déçu par « Les Frères Karamazov », et pourtant ses personnages sont encore très présents à mon esprit, c’est un livre que je pourrais relire un jour. Bon, je ne prétends pas faire le tour de Dostoïevski ici, comme vous l’avez noté c’est un peu un prétexte à jeter quelques réflexions sur la littérature et l’art du roman, et mieux vaut toujours parler de ça que de politique : ce n’est pas vous qui me direz le contraire, cher Marginal !
Un écrivain de génie et ses romans sont très réalistes. La vie n'est-elle pas un imbroglio de conjonctures et de conjectures ? il est juste que l'intrigue chez Dostoïevski peut surprendre mais en fait, il ne faut s'attendre à rien, juste se laisser porter par les évènements et les personnages et savourer cette étonnante et déconcertante liberté que le talent de l'auteur leur confère. Bonne journée.
RépondreSupprimerOui, je crois qu’on peut parler de génie en ce qui concerne Dostoïevski. Il était complètement habité par son art, et il a réussi à écrire plusieurs grands romans, malgré une existence souvent très précaire, notamment sur le plan matériel. Cette fébrilité se sent dans ses livres, c’est souvent déconcertant, mais après tout n’est-ce pas ce que l’on demande à la littérature : nous communiquer des visions du monde parfois extrêmes ?
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