Je relis le début de La Nouvelle Héloïse. Pour vanter les bienfaits de la continence, Julie écrit à son amant : « Tes désirs vaincus seront la source de ton bonheur. » C’est parfaitement clair et suffisant, mais elle ne peut s’empêcher d’ajouter : « … et les plaisirs dont tu jouiras seront dignes du ciel même. » Il y a là tout Rousseau. Faire le bien ne lui suffit pas, il faut que les bonnes actions aient autant de délices que le fruit défendu lui-même. Il n’a jamais pu assumer l’austérité de la vertu. Il voulait être à la fois Caton et Pétrarque. Ou plutôt, il était tiraillé entre ce qu’il voulait être – un sévère législateur – et ce qu’il était vraiment : un enchanteur du verbe, un musicien virtuose de toutes les cordes du sentiment humain. C’est ce conflit jamais résolu qui fait tout l’intérêt de son œuvre, cette tension entre son admiration pour l’Antiquité et son adhésion profonde à la sensibilité de son époque.
Le paradoxe de Rousseau, c’est qu’il n’a fait que prêcher la vertu, et que son œuvre n’incite au fond qu’à s’abandonner aux doux épanchements du cœur. Car, en fin de compte, qu’est-ce que la vertu ? C’est une chose très simple : c’est ce qui permet à l’homme d’avancer droit dans la vie, sans se trouver englué dans la poix du vice et de la cupidité. Il n’y a là nulle suavité, nulle saveur. Or, la grande thèse de Rousseau, c’est que l’on trouve à pratiquer la vertu autant de plaisir, plus de plaisir même, qu’à se livrer aux appétits et aux voluptés coupables. Il ne se rend pas compte qu’en liant la morale au bonheur, c’est le fondement même de la morale qu’il sape. Voilà pourquoi Rousseau n’est pas un guide, un philosophe au sens premier du terme. La portée réellement pratique de ses ouvrages est à peu près nulle. Il ne sort jamais du registre de l’utopie. Que reste-t-il de son œuvre dans ce cas ? Il en reste le plaisir du texte, l’originalité radicale d’un auteur qui a su transférer tous les charmes de l’amour et de la jouissance dans le domaine des grands et des nobles sentiments. Ce qui n’est déjà pas si mal.
Étrange morale que l'ascétisme. Car le désir de surmonter ses désirs n'est-il pas déjà un désir ? Par conséquent, l'ascète n'est-il pas plus tiraillé, plus malheureux du fait de sa résistance même ? Sa vie ne devient-elle pas terne ? ("Les désirs sont souvent ce qu'une vie a eu de meilleur" disait Albert Thibaudet). Un tel idéal, dans toute son exigence, n'est-il pas au-dessus des forces des simples mortels ? Ne conduit-il pas à la folie ? Les derniers temps de la vie de Rousseau semble confirmer cette hypothèse...
RépondreSupprimerIl me semble aussi que faire de la vertu un idéal social conduit inéluctablement à la violence, car ceux qui s'imposent ce fardeau risquent de basculer dans l'aigreur vis-à-vis de leurs concitoyens plus superficiels (la condamnation rousseauiste du luxe comme annonciatrice du jacobinisme égalisateur et intolérant).
Avec toutes ces interrogations, j'en oublierais presque, cher Laconique, de vous féliciter pour ce billet qui cerne parfaitement les tensions de J. J. Rousseau.
Ma foi, vous avez tout à fait le droit, cher Jonathan Razorback, de condamner la morale ascétique (vous ne seriez pas le premier), mais force est de constater que Rousseau serait dans ce cas un étrange ascète ! Rousseau, ce n’est pas Kant… Ce que j’ai voulu dire, c’est que justement Rousseau refuse la radicalité de l’ascétisme traditionnel, qu’il mêle à la vertu tout un ensemble de données sensibles (de la suavité, du plaisir, etc.), qui dénaturent à mon sens la vertu. D’ailleurs, dans « La Nouvelle Héloïse », les deux amants succombent à la tentation, ils consomment leur amour, et continuent ensuite à se poser comme des êtres purs et angéliques. C’est un peu ça ce que je reproche à Rousseau : il veut à la fois le beurre et l’argent du beurre, les éloges dus à l’innocence et les plaisirs de la volupté…
RépondreSupprimerJe suis un peu surpris de vous voir condamner le jacobinisme. Je vous croyais (à tort) proche de cette sensibilité-là, dont se réclame une bonne partie de la gauche anticapitaliste. Et il est vrai que, pour le coup, Robespierre est un authentique psychorigide, pour qui on ne plaisantait pas avec la vertu, et pour qui j’éprouve, je dois le reconnaître, une très grande admiration. (Citation de Robespierre : « La vertu produit le bonheur comme le soleil la lumière. »)
En d’autres termes, la vertu est sa propre récompense, elle ne promet pas le bonheur mais le permet.
SupprimerCela me rappelle Tocqueville écrivant : « Quiconque cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est né pour servir. »
Pour ce qui est du jacobinisme, le problème est vaste :
La gauche anticapitaliste démontre une bêtise et une ignorance profonde en tenant les montagnards pour des précurseurs du socialisme, dans la mesure où ce sont eux qui ont liquidés Jacques Roux et les Enragés, c’est-à-dire la gauche socialiste extraparlementaire de l’époque. Non que ces derniers fussent plus lucides que ces premiers, mais au moins il s’agissait de revendications directement portées par le peuple. Notre gauche dite radicale parle beaucoup au nom d’un peuple dont elle est incapable de résoudre les problèmes et même de le mobiliser un minimum. Tout cela serait d’une tristesse à s’en briser le cœur si la sagesse ne nous imposait un peu de recul.
Le jacobinisme (le rousseauisme politique appliqué, si vous voulez) pose d’énormes problèmes : pouvoir défini comme volonté imposée à un corps, démocratie sans contre-pouvoirs, centralisation autoritaire, rupture violente avec le passé, utopisme égalitaire, dérive terroriste liée à une perte de contact avec le réel, négation des droits individuels et tendance à régenter la vie entière (cf les Fragments sur les institutions républicaines de Saint-Just). Qu’il y ait eu là-dedans de bonnes intentions, c’est indéniable, mais le monde est rempli de dangereuses personnes convaincues de faire le Bien…Robespierre s’élève pourtant un peu au-dessus de ses pairs par sa droiture. Mon anti-rousseauisme ne m’empêche pas de savoir qu’il y a une légende noire autour de Robespierre, qui valait mieux qu’on ne le pense, sans qu’il me soit possible de l’approuver sereinement (si ce n’est pour son opposition courageuse à l’entrée en guerre de la France, ou pour le suffrage universel, l’abolition de l’esclavage, et quelques autres bonnes actions).
Ma foi, cher Jonathan Razorback, je reconnais bien là l’auteur érudit des Cahiers de l’Hydre ! Vos connaissances en histoire politique dépassent de loin les miennes, et je serais bien incapable de jouter avec vous sur la nature véritable du jacobinisme. Il est vrai que tout ce que vous dites des dérives du jacobinisme se trouve déjà dans « Le Contrat social » de Rousseau. Mon point de vue sur cet ouvrage, admirable par son style et la hauteur de vue à laquelle il se place, c’est qu’il faut le lire, non comme la matrice des totalitarismes futurs, mais comme une utopie. C’est l’équivalent de « La République » de Platon : une « cité en paroles ». Le système politique décrit par Rousseau est insoutenable dans la réalité, c’est une cité de héros, de personnages de Plutarque, oubliant leurs intérêts personnels et uniquement tendus vers le bien commun… Cela fait de la bonne littérature, mais de dangereux responsables politiques, j’en conviens tout à fait. Quant à Robespierre, il était non seulement droit, mais il écrivait très bien, et je déplore qu’il n’y ait pas d’édition courante de ses grands discours.
SupprimerAvec la liberté des moeurs qui sévit aujourdhui "La nouvelle Héloïse " peut paraître bien démodée, mais comme vous l'écrivez quelle belle lecture, tant par la qualité de l'écriture que par la noblesse de cette lutte de la vertu contre la passion. Et même si les deux amants finissent par succomber à la tentation, leur combat n'en reste pas moins fort louable et qui surtout de nos jours, oserait les blâmer. La vertu impose parfois de trop grands sacrifices au détriment du bonheur tout simplement. Il faut aussi savoir être heureux en accord avec son ""moi intime" et en désaccord avec les contraintes que l'on voudrait s'imposer. Se faire violence au nom de la vertu n'est pas la panacée en matière de bien-être à moins d'avoir une personnalité vouée au sacrifice. Maintenant jusqu'où peut-on céder à ses passions tout en restant en accord avec sa conscience ? A chacun sa réponse, selon les contextes. Votre judicieuse évocation de Rousseau donne bien à réfléchir, sur le thème de votre texte mais aussi sur l'auteur et l'homme qu'il fut et que votre goût des lettres met en lumière. Bonne soirée Laconique.
RépondreSupprimerJe comprends parfaitement votre point de vue, plus nuancé que le mien. Mais pourquoi forcément envisager la vertu sous l’angle de la « lutte », du « sacrifice » ? Pour les anciens stoïciens, la vertu c’était tout simplement vivre en accord avec la nature, de manière droite et raisonnable. Il est vrai que dans le cas de « La Nouvelle Héloïse », l’effort exigé est plus grand, à la limite du surhumain. Je suis un peu dur avec Rousseau. Mais la victoire du devoir sur la passion a été maintes fois représentée dans notre littérature, et a donné lieu à de nombreux chefs-d’œuvre. Je vous rappelle la superbe réplique de Titus à Bérénice, qui lui représentait qu’ils ne pourraient pas survivre loin l’un de l’autre, dans leurs royaumes respectifs : « Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner. » Merci en tout cas pour votre commentaire fort argumenté, bonne soirée à vous !
RépondreSupprimer"La victoire du devoir sur la passion", c'est beau, noble, entièrement d'accord, mais le problème c'est que le terme de "devoir" est bien large : chacun y met ce qu'il veut, à telle enseigne que, je crois, certaines "passions" sont plus dignes que beaucoup de "devoir". Faire fi du devoir, être assez libre pour virer les contraintes et les pressions extérieures sans souci du lendemain nécessite parfois une grande force de caractère !
SupprimerJe reconnais bien là le Marginal et sa vision de la liberté (vision où la radicalité tient lieu de profession de foi) !
SupprimerJe constate, cher Laconique, et je m'en réjouis, que votre notoriété atteint un tel degré que votre fidèle serviteur, le pourtant très vifMarginal Magnifique, n'arrive plus à la première place pour commenter les brillants articles qui ponctuent régulièrement votre fameux Goût des lettres, le blog de référence en matière de littérature suivi à juste titre par d'innombrables lecteurs.
RépondreSupprimerEnfin, si c'est la prix de votre réussite, je veux bien laisser ma place de commentateur privilégié... Mais j'espère bien avoir mon mot à écrire lorsque tous ces articles seront regroupés en une anthologie de luxe chez La Pléiade !
Bref, pour en venir au sujet qui nous occupe aujourd'hui, je serais bien en peine de vous contredire à propos de Rousseau, puisque je fais office d'amateur en comparaison d'un expert tel que vous. Je dois vous avouer que je n'ai jamais été fan de Rousseau et de son œuvre, ça ne m'attire pas et à chaque fois que j'ai essayé de m'y intéresser je me suis profondément ennuyé. Peut-être devrais-je à nouveau retenter le coup un de ces quatre... Tout ça pour dire que je suis obligé de tenir pour argent comptant votre thèse, ce "paradoxe de Rousseau", qui voit le philosophe des Lumières "prêcher la vertu" alors que "son œuvre n’incite au fond qu’à s’abandonner aux doux épanchements du cœur."
En revanche, ce que je peux discuter, c'est le lien que vous établissez entre "morale" et "plaisir". Pourquoi nécessairement associer le "bonheur" avec "la poix du vice et de la cupidité" ? Je crois, pour ma part, que la morale peut au contraire être une grande source de joie. Selon vous, celle-ci "permet à l’homme d’avancer droit dans la vie". Or, ne peut-on pas trouver de satisfaction, une satisfaction noble à poursuivre un tel idéal, n'est-ce pas un bonheur en soi ? Et n'est-ce pas, au fond, le rêve suprême du sage d'atteindre la plénitude en un bonheur complet, noble et honorable? La vertu serait tout simplement l'instrument pour y parvenir... Sinon quel serait son intérêt ? Je vois ainsi dans la phrases de Julie que vous citez un appel à la transcendance, récompensé par la félicité de celui qui se montre noble d'âme.
Mais bon, je pense qu'elle aurait mieux fait d'ajouter : "arrêtons deux minutes les conneries et viens que je te taille une bonne petite pipe, tu vas te régaler". Que voulez-vous, cher Laconique, c'est ce qu'aurait écrit Rousseau à notre époque !
Je suis encore bien loin de l’audience du Marginal Magnifique, cher Marginal ! Du reste, vous savez qu’une de mes références c’est Gide, qui publiait certains de ses ouvrages à dix ou douze exemplaires, je ne vise pas plus haut, c’est la qualité qui compte, pas la quantité. Et puis vous connaissez le mot de Verdi : « Nous autres, artistes, nous n'arrivons à la célébrité que par la calomnie. » Je trouve ce mot très vrai, et il s’est vérifié pour la plupart des écrivains que j’apprécie (Gide, Hugo, Rousseau, Racine, etc.) Or je suis un être doux qui vise au consensus, je n’aspire donc pas au prestige que procurent les insultes, la haine, les controverses enflammées, etc. De ce point de vue, le Marginal Magnifique n’est pas en reste, et il faudrait que l’édition de la Pléiade de vos œuvres témoigne d’une manière ou d’une autre du flegme et du panache avec lequel vous faites face à ce genre de situations.
RépondreSupprimerMais, ma foi, vous partagez tout à fait ma vision de la vertu, il n’y a pas de désaccord entre nous. Je ne vois aucun mal à trouver le bonheur au bout de sa route, lorsque l’on poursuit un idéal noble. Ce n’est pas cela que je reproche à Rousseau, et je souscris tout à fait à la phrase de Robespierre : « La vertu produit le bonheur comme le soleil la lumière ». Il y a entre nous une confusion entre les termes de « bonheur » et de « plaisir ». Ce qui me gêne un peu chez Rousseau, c’est cette manie de toujours mêler des satisfactions sensibles à ce qui ne relève pas, en soi, de la sensibilité. Je suis fan de Platon, de Kant, des stoïciens, et ce mélange des genres ne se rencontre jamais chez eux. Mais bon, ces controverses sont un peu oiseuses, c’est ce qui me fatigue un peu chez Rousseau, et je comprends qu’un être droit et direct comme vous préfère des satisfactions moins alambiquées (comme un bon poème ou une bonne pipe, serais-je tenté de dire, si je cédais à votre influence pernicieuse, ce que je me garderai bien de faire !)