Lu Aveux et Anathèmes, le dernier ouvrage de Cioran (1987). J’ai beau chercher, Cioran reste pour moi le seul grand écrivain de langue française depuis la mort d’André Gide (1951). Lecture très plaisante, un vrai bol d'air, malgré la qualité inégale des aphorismes. Cioran écrit comme chacun devrait écrire, c’est-à-dire qu’il soupèse chaque mot, vise à chaque fois le terme adéquat. Gide procédait de même (« ...chaque mot est pesé... », Journal du 19 juillet 1931), ce qui donne parfois aux phrases de l’un et de l’autre un caractère de préciosité, un certain manque de spontanéité. Mais lorsque l’alchimie se fait, lorsque la formule jaillit, cela donne des réussites insurpassables. Je pourrais citer des dizaines d’aphorismes, je me contenterai de deux : « N’avoir rien accompli et mourir en surmené », et encore : « Avoir soulevé toute la nuit des Himalayas - et appeler cela sommeil ». Dans ces formules, tout est parfait, jusqu’au savant emploi de l’italique, et je gage que les ouvrages de Cioran traverseront les siècles et dureront autant que la langue française.
Ce serait toutefois une erreur de limiter Cioran à la seule sphère littéraire. Sa solitude, son désœuvrement lui ont permis d’acquérir sur la nature réelle des choses des vues d’une profondeur inaccessible à tous les affairés et agités (combien, par exemple, seraient capables d’écrire des mots tels que ceux-ci : « Pour entrevoir l'essentiel, il ne faut exercer aucun métier. Rester toute la journée allongé, et gémir... »). Il y a de l’Héraclite chez Cioran, un Héraclite mâtiné de Diogène. En pestant et en ricanant, il s’est extrait de la comédie sociale, et il n’a pas craint de dénoncer noir sur blanc, ouvrage après ouvrage et pendant des années, l’imposture fondamentale sur laquelle repose l’existence.