Quand mon esprit veut s’envoler bien loin au-dessus des miasmes morbides du monde contemporain, c’est souvent vers Rousseau que je me tourne. Cela fait longtemps que je ne le lis plus de façon assidue, mais je reviens à lui ponctuellement, comme vers un lac suisse escarpé, trop inhospitalier pour s’y installer, mais précieux pour s’emplir les poumons d’un air revigorant. C’est ainsi que l’autre jour j’ai rouvert le Contrat social, qui m’avait impressionné jadis par sa pureté et son austérité extrêmes. Quel texte sublime ! Rousseau parvient à rendre le totalitarisme séduisant, désirable : « Ces clauses bien entendues se réduisent à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté » (livre I, chapitre 6). Il vous prend des envies de devenir une fourmi en lisant ces lignes. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler aujourd’hui.
Sur quoi Rousseau fonde-t-il la cité ? « C’est uniquement sur l’intérêt commun que la société doit être gouvernée » (livre II, chapitre 1). Ainsi Rousseau, qui met de la morale partout, dans l'art, dans l'amour, dans la religion, a-t-il choisi comme base de sa pensée politique ce concept affreux d’« intérêt ». Il se place de ce fait dans la lignée d’Aristote, de Machiavel, de Montesquieu, de tous ceux qui ont rompu le lien établi par Platon entre pensée morale et pensée politique (« Tout législateur habile ne se propose dans ses lois d’autre but que la plus excellente vertu », Platon, Lois, I). Or s’il y avait un penseur digne de reprendre le flambeau de Platon, c’était bien Rousseau, et compte tenu de l’influence de ce dernier, la face du monde en eût peut-être été changée. Pourquoi Jean-Jacques n’a-t-il pas franchi le pas ? Pourquoi est-il resté sur la rive du monde sensible ?
C’est ici la figure de Socrate qu’il faut convoquer. Le jeune Platon a été le témoin d’un événement inouï, inconcevable, inacceptable : la mise à mort du juste par la cité. Dès lors, pour ne pas perdre la raison, il ne lui restait qu’une seule solution : rendre la morale plus forte que la mort, plus forte que la matière, la placer sur un plan transcendant. Rousseau, qui n’a pas été confronté à une situation aussi insoutenable, n’a jamais eu l’occasion de déchirer le voile de Maya, il n’a jamais cessé d’aimer la vie, la nature, la musique, les femmes. Aussi, se penchant après d’autres sur la question politique, c’est avec le même regard que les autres qu’il a envisagé le problème : comme s’il s’agissait d’une affaire purement intramondaine. Il y a seulement apporté la radicalité, la fougue et l’éloquence qui le caractérisent. Pitoyable espèce humaine, à laquelle seul le sang permet d’ouvrir les yeux et d’entrevoir la vérité !