J’ai aimé les écrits de Platon par-dessus toutes productions humaines. Je mesure chaque jour davantage à quel point il a informé ma vision du monde, à quel point je lui dois la liberté d’esprit que j’ai toujours essayé de préserver, mais aussi les limites et les inadéquations que je peux rencontrer dans mon appréhension du monde extérieur. J’ai pu éprouver des moments de lassitude ou de saturation à l’égard de ses dialogues, mais je suis toujours revenu vers lui, rapidement et intensément.
Aussi, je me demande quelle aurait été ma réaction si je m’étais penché sur les écrits de Plotin il y a cinq ans, ou dix ans. Il y a là tout ce qu’il aurait fallu pour me captiver : la rigueur et la clarté grecques, l’élan métaphysique, l’influence orientale (perse) à travers laquelle tout apparaît illusoire et insignifiant comme une simple bulle de savon. J’aurais plongé dans ces Énnéades sans recul, sans restriction. Mais aujourd’hui, j’ouvre à peine le livre que je ne sais quel instinct m’avertit qu’il y a là quelque chose de malsain, voire de dangereux. Cette conception de l’âme comme une essence immuable, inaccessible au mouvement, à la sensation, à la pensée même, me semble à la fois fausse et nocive. Tout cela mène aux ténèbres et à la nuit, certainement pas à la clarté du soleil platonicien. Surtout, j’y vois un gauchissement de la pensée de Platon, le développement hypertrophié et pathologique de certaines de ses tendances, au détriment de l’équilibre savamment élaboré qui émane de l’architecture de chacun des dialogues. Deux points me semblent mériter tout particulièrement d’être soulignés.
1. Il est remarquable que, dans aucun des dialogues de Platon, la partie métaphysique ne vient clore le texte. Elle se situe généralement vers le milieu du dialogue, comme dans La République ou le Phèdre, voire au début comme dans le Phédon. En revanche, ce qui vient conclure les échanges, ce sont le plus souvent des considérations d’ordre moral. Le Gorgias et La République s’achèvent sur le tableau d’un jugement universel des âmes. Le Banquet sur un portrait de Socrate. La métaphysique pure n’a aucun sens pour Platon, elle est toujours reliée à la morale.
2. Le discours chez Platon n’est jamais indépendant de celui qui l’énonce. Il n’y a pas de discours théorique chez Platon, il y a des personnages qui discutent ensemble, et qui marquent ce qu’ils disent de l’empreinte de leur caractère propre. Dans les trois quarts des dialogues, c’est Socrate qui vient au premier plan, avec les traits qui le caractérisent (ironie, malice, humilité, élégance). Les personnages sont toujours nommés, on connaît leur cité d’origine, leur profession, leurs talents et leurs ridicules, leurs manies de langage, etc. En un mot, toute théorie passe pour Platon à travers le prisme de l’humain, qui constitue la réalité première et fondamentale.
Ces deux aspects ne sont pas accessoires, ils sont constitutifs, et ils me semblent totalement évacués par l’idéologie néoplatonicienne, impersonnelle et impassible comme un bloc de marbre.
Ainsi, à la lumière de ces réflexions, c’est mon idéal qui m’apparaît tout à coup. J’ai trouvé le combat de ma vie. Je défendrai l’Homme contre toutes les forces obscures qui visent à le subjuguer. Contre la Technique. Contre l’Argent. Contre l’Hédonisme. Contre l’Intellectualisme. Je reprendrai cette cause oubliée et méprisée de l’humanisme, et je me battrai pour elle dans un monde de robots et de possédés.
Aussi, je me demande quelle aurait été ma réaction si je m’étais penché sur les écrits de Plotin il y a cinq ans, ou dix ans. Il y a là tout ce qu’il aurait fallu pour me captiver : la rigueur et la clarté grecques, l’élan métaphysique, l’influence orientale (perse) à travers laquelle tout apparaît illusoire et insignifiant comme une simple bulle de savon. J’aurais plongé dans ces Énnéades sans recul, sans restriction. Mais aujourd’hui, j’ouvre à peine le livre que je ne sais quel instinct m’avertit qu’il y a là quelque chose de malsain, voire de dangereux. Cette conception de l’âme comme une essence immuable, inaccessible au mouvement, à la sensation, à la pensée même, me semble à la fois fausse et nocive. Tout cela mène aux ténèbres et à la nuit, certainement pas à la clarté du soleil platonicien. Surtout, j’y vois un gauchissement de la pensée de Platon, le développement hypertrophié et pathologique de certaines de ses tendances, au détriment de l’équilibre savamment élaboré qui émane de l’architecture de chacun des dialogues. Deux points me semblent mériter tout particulièrement d’être soulignés.
1. Il est remarquable que, dans aucun des dialogues de Platon, la partie métaphysique ne vient clore le texte. Elle se situe généralement vers le milieu du dialogue, comme dans La République ou le Phèdre, voire au début comme dans le Phédon. En revanche, ce qui vient conclure les échanges, ce sont le plus souvent des considérations d’ordre moral. Le Gorgias et La République s’achèvent sur le tableau d’un jugement universel des âmes. Le Banquet sur un portrait de Socrate. La métaphysique pure n’a aucun sens pour Platon, elle est toujours reliée à la morale.
2. Le discours chez Platon n’est jamais indépendant de celui qui l’énonce. Il n’y a pas de discours théorique chez Platon, il y a des personnages qui discutent ensemble, et qui marquent ce qu’ils disent de l’empreinte de leur caractère propre. Dans les trois quarts des dialogues, c’est Socrate qui vient au premier plan, avec les traits qui le caractérisent (ironie, malice, humilité, élégance). Les personnages sont toujours nommés, on connaît leur cité d’origine, leur profession, leurs talents et leurs ridicules, leurs manies de langage, etc. En un mot, toute théorie passe pour Platon à travers le prisme de l’humain, qui constitue la réalité première et fondamentale.
Ces deux aspects ne sont pas accessoires, ils sont constitutifs, et ils me semblent totalement évacués par l’idéologie néoplatonicienne, impersonnelle et impassible comme un bloc de marbre.
Ainsi, à la lumière de ces réflexions, c’est mon idéal qui m’apparaît tout à coup. J’ai trouvé le combat de ma vie. Je défendrai l’Homme contre toutes les forces obscures qui visent à le subjuguer. Contre la Technique. Contre l’Argent. Contre l’Hédonisme. Contre l’Intellectualisme. Je reprendrai cette cause oubliée et méprisée de l’humanisme, et je me battrai pour elle dans un monde de robots et de possédés.
Pfiou, cher Laconique, vous envoyez du lourd, du costaud, du solide ! Vous vous éloignez encore un peu plus du commun des mortels avec cet article érudit, que l'on pourrait dire d'un autre monde, tant le domaine des idées, de l'abstraction et de la réflexion semble en total décalage avec la frénésie de jouissances sensorielles actuelle. Le terme de "happy few" n'a jamais si bien collé à vos innombrables lecteurs qui, pour le coup, risquent d'être moins innombrables. N'avez-vous donc pas peur d'en larguer quelques-uns, y compris votre dévoué Marginal, dont le cerveau embrumé après s'être durement colleté au tangible toute la semaine a du mal à suivre ? Vous m'avez mis K.O., cher Laconique, knock out, c'est trop riche...
RépondreSupprimerJe vais néanmoins essayer de poser mon grain de sel, avec humilité, pour faire honneur à votre travail puissant. On retrouve ici votre noble passion pour Platon et les philosophes antiques : cette fois, la comparaison de Platon et de Plotin vous permet de chanter votre admiration toujours renouvelée, jamais tarie, pour le premier.
Ce que je comprends, moi, avec ma modeste culture philosophique acquise il y a plusieurs années (j'ai renoncé à ce type de lectures après avoir constaté qu'elles semblaient peu propices à la sérénité de mon esprit), c'est que Platon se réfère davantage au réel, qu'il parle de l'humain avant tout. Dès lors, on peut penser effectivement qu'il est plus attrayant, car qui parle de l'Homme s'adresse directement à notre nature profonde.
J'aimerais de fait vous poser une question, cher Laconique, vous qui vous y connaissez : peut-on dire que Plotin s'inscrit en précurseur des dérèglements philosophiques à venir qui consistent à gloser en pure abstraction, sans absolument plus aucun lien avec la réalité ?
En tout cas, votre dernier paragraphe me surprend, je ne vous devinais pas d'idéaux humanistes, mais suis heureux de découvrir avec vous ce qui sera "le combat de votre vie". Bah, vous avez raison : pour ma part j'ai toujours pensé que l'on juge un homme d'après ses qualités de cœur, ce qui est une forme d'humanisme.
Vous me faites marrer, cher Marginal. J’ai l’impression à vous lire que j’ai pondu un truc du genre traduction du « Capital » de Karl Marx en tamoul, et que l’humanité passe son temps à forniquer sur les bancs publics ou à regarder des vidéos psychédéliques sur Youtube. Je ne suis pas sûr qu’on en soit déjà là… Beaucoup de gens s’intéressent à la philosophie, à la poésie, il n’y a qu’à voir le foisonnement de blogs de poésie sur le net. Moi j’ai au contraire des scrupules parce que j’ai parfois l’impression d’être un gros dilettante, je ponds un article sur Plotin après en avoir lu quelques lignes. C’est le problème avec le net, on donne son avis sur tout, sans limite, sans contrôle… En tout cas j’ai un nombre de visites dérisoire sur mon site, je dois être au minimum national, et ça ne m’empêche pas d’y prendre du plaisir depuis bientôt sept ans (!). C’est le seul critère valable me semble-t-il.
SupprimerJe sais que le Marginal n’aime pas la philo, que vous y voyez quelque chose de contre-productif, à la limite malsain. C’est un peu l’expérience que j’ai eue moi aussi avec Schopenhauer (si brillant et si séduisant par ailleurs), voire avec Kant. Mais justement je n’ai pas cette sensation avec les philosophes de l’Antiquité. La philosophie n’était pas quelque chose d’intellectuel pour eux, c’était avant tout une manière de vivre. Après, la question de savoir où il faut placer le début du dévoiement n’est pas aisée. Peut-être faut-il remonter à Aristote qui, d’après la tradition, était le premier philosophe à posséder une bibliothèque. Lorsque l’on réfléchit sur des livres au lieu de réfléchir sur la vie, ça change beaucoup de choses. Mais je participe trop moi-même de cette pratique pour être à l’aise avec le fait de la critiquer. Après tout, la réalité existe-t-elle à l’état absolu ? Un philosophe n’a-t-il pas le droit d’avoir son univers, ses chimères, comme un poète, comme Michaux ou Lautréamont, et de résonner dans des esprits qui lui sont apparentés, et de les aider à vivre, même si ce qu’il écrit n’a pas été tiré du mécanisme sans pitié de la vie sociale ?
Pour finir, je suis étonné que vous soyez étonné de ma profession de foi humaniste. Mes préférences politiques auraient pu vous aiguiller. Et Plutarque qui me passionne parce qu’il peint des individus et non des mécanismes historiques ou des abstractions. Et j’avais écrit ici un article intitulé L’oubli tragique de l’humanisme antique, avec lequel, il m’en souvient, vous aviez déjà été assez dur. (Il ne faut pas j’utilise des mots en -isme dans mes titres,« néoplatonisme », « humanisme », pour ne pas subir vos foudres.) En tout cas j’apprécie ce que vous dites de vos critères de jugement, et vous avez du mérite car vous ne vous êtes jamais enfermé dans le confort, mais que vous vous frottez avec vos valeurs au monde réel. J’essaie d’en faire autant, de manière tout à fait maladroite sans doute, et je sais que ce n’est pas facile, on se sent souvent écartelé…
Cher Laconique, moi vous m'avez "larguée", comme dit mon bien aimé voisin du dessus, depuis longtemps, tant sur l'érudition que l'honnêteté intellectuelle, mais vous ne perdrez pas l'admiratrice! En tant que vieille prof de latin j'ai été confrontée au deux sus cités et je trouve votre analyse et votre combat plus que louables, mais pour moi c'est la troisième solution: je voue un culte fervent à Aristote qui allie l'abstraction et l'humanisme en les orientant plus ou moins explicitement vers la transcendance.Je crois que nous ne réussirons pas notre lutte contre la matière seuls, il nous faut des dieux, et pas mécaniques!
RépondreSupprimerEh, vous allez me faire rougir, chère Orfeenix ! Je ne suis pas étonné que l’antique langue latine vous soit familière, cela se sent dans un style, on emploie les mots avec plus de naturel, on manie la langue avec plus d’aisance et de fluidité. Un tempérament incandescent qui se meut avec aisance dans les arcanes de notre langue mère, quoi de plus approprié pour écrire de bons poèmes ? Ce devait être le cas de Baudelaire, de Hugo et de Mallarmé je suppose…
SupprimerJe ne connais pas du tout Aristote. Mais suite à un de vos commentaires ici même je me suis un peu penché sur la « Somme théologique » de saint Thomas d’Aquin, et je suppose que quelque chose de l’esprit du Stagirite est passé dans ce monument de la pensée médiévale. Mais pour une fois je ne choisirai pas la troisième voie : je suis et je resterai un fan de Platon avant tout !
Si j'ai bien compris, cher Laconique, cette philosophie "impersonnelle et impassible comme un bloc de marbre", que l'on attribue d'ordinaire à Platon (qui à notre époque aurait plutôt tendance à faire fuir les foules, précisément pour ces raisons), serait en fait bien plutôt la propriété de Plotin et de ses confrères néoplatoniciens ? Platon serait-il en un sens moins idéaliste que Plotin lui-même et ses confrères néoplatoniciens ? Ce sont les questions que votre texte m'inspire, et j'espère, du moins, ne pas avoir mal interprété vos propos car, tout comme le Marginal et Orfeenix, je nage en eaux inconnues.
RépondreSupprimerMais alors, si Platon est bien un philosophe qui place la morale et l'humain avant la métaphysique, n'est-il pas un philosophe de la subjectivité ? Et si oui, comment cela peut-il s'articuler avec le caractère totalitaire de la cité idéale ?
Eh, chère miss Flint, je ne trouve pas que vous nagiez en « eaux inconnues », vous maniez et vous distinguez les concepts avec une aisance confondante. Seulement je suis un peu emmerdé, parce que vous me lancez sur Platon, et que là je pourrais pondre des tartines interminables, de quoi faire sauter le serveur sous les giga octets…
SupprimerPour vous donner mon sentiment en un mot, le piège et la facilité dans lesquels on tombe presque toujours à propos de Platon consistent à en faire un philosophe systématique et dogmatique. Quand Plotin écrit un texte, il dit ce qu’il pense. De même pour Aristote. De même pour Schopenhauer. De même pour tous les philosophes. Mais ce schéma n’est pas opérationnel pour Platon. Platon était passionné de théâtre, il a commencé par écrire des tragédies, on a retrouvé un recueil de petites comédies de Sophron sous son oreiller après sa mort. Du coup il est très aventureux d’extraire des dialogues une théorie figée. Par ailleurs, Platon a exprimé (notamment dans le « Phèdre », ou dans la Lettre VII) une très grande défiance quant à la capacité de l’écrit à transmettre la vérité. Pour lui la lettre fige les choses, on peut l’utiliser pour tourner la pensée en dérision, etc., d’où une répugnance manifeste pour exprimer les vérités ultimes de façon linéaire et transparente. Aujourd’hui il y a un consensus parmi les experts pour dire que certains dialogues sont en réalité de nature ironique ou purement ludique (et particulièrement les dialogues les plus sérieux comme par exemple le « Ménéxène » ou le « Parménide »).
L’idéalisme de Platon est donc un idéalisme problématique, et d’autant plus problématique que Platon semble avoir pris des distances avec cette théorie dans ses derniers écrits (cf. le caractère aporétique du « Parménide » ou la dimension très concrète, très terre-à-terre des « Lois »). Le dernier Platon est un Platon politique et non métaphysique. Ce n’est pas pour autant un philosophe de la subjectivité, puisque le sujet est tout à fait subordonné dans sa pensée à la cité (ce qui, vous connaissant, aurait de quoi vous faire hurler). Mais des concepts néoplatoniciens comme l’Un, ou « l’essence de l’âme », ou « l’âme du monde », sont beaucoup moins importants pour lui que la manière dont les hommes parviennent à vivre en société, ou que la manière dont chaque homme se gouverne lui-même (et il établit une analogie entre les deux, ce qui est le trait de génie de « La République »).
Bref : pour reprendre une distinction issue de votre dernier texte (que je tâcherai de commenter très bientôt), il me semble que le néoplatonisme se situe du côté de l’« absolu », tandis que le platonisme (issu de Socrate ne l’oublions pas) tendrait plutôt à « prendre l’homme pour absolu et finalité ». (L’homme non en tant qu’individu, mais en tant qu’être social). Il ressort de tout cela que vous avez sans doute plus d’affinités avec le néoplatonisme (ou avec le gnosticisme) qu’avec le platonisme. Ce en quoi je pense que vous avez tort, puisque des choses comme l’extase spirituelle ou l’union mystique avec la divinité me semblent des fuites en avant, des échappatoires illusoires, et que je suis du côté de l’harmonie sociale platonicienne (ou de la communion des saints chrétienne), concepts moins flamboyants à première vue, mais bien plus opératoires sur le plan concret et à long terme à mon avis.
Cher Laconique, merci beaucoup pour cette "tartine", ça valait le coup de prendre le risque d'indisposer les serveurs ;) . En tout cas c'est très clair, et ça répond parfaitement à mes interrogations.
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