23 juin 2017

Un extrait inédit du Journal d'André Gide


       Écrit aujourd’hui une longue lettre à Laconique que, selon ma coutume, je décide au dernier moment de ne pas envoyer. À quoi bon une explication entre nous ? Je prévois déjà toutes ses réponses, et que le malentendu qui s’est installé entre nous est voué à devenir de jour en jour plus profond, plus irrémissible. Par quelle étrange fatalité faut-il que tous mes amis, tous ceux qui m’entourent, soient finalement gagnés et rattrapés par le christianisme ? Jammes d’abord, puis Maritain, Rivière, Ghéon, Du Bos, et maintenant Laconique. Et déjà je constate avec tristesse les effets de cette influence sur son style, sur son être. Certaine prolifération du « je » qui se manifeste dans ses derniers textes. Toujours la conversion au christianisme s’accompagne d’infatuation, d’abandon aux penchants les plus faciles, les moins coûteux. Je ne peux pas m’empêcher de songer à Jammes, à Ghéon. Et pourtant Laconique semblait fait d’un autre bois ; si jamais l’idéal antique de sagesse et d’équilibre eût dû s’incarner en notre temps, c’était à lui qu’il appartenait de le réaliser. Il y avait bien chez lui un intérêt de longue date pour l’Ancien Testament, mais contrairement à moi, il n’avait jamais trouvé dans les Évangiles matière à nourriture spirituelle. Je soupçonne derrière tout cela je ne sais quels impératifs affectifs, « sociaux » pourrais-je dire (auxquels je dois admettre que ma situation m’a toujours permis d’échapper), une manière d’être au monde, subie plus que voulue peut-être. (Et du moins, contrairement à Claudel, Laconique ne fait-il pas étalage partout de ses convictions nouvelles.)
        Et certes, peu s’en est fallu que je ne succombasse moi-même aux attraits capiteux du christianisme, au moment où j’écrivais Numquid et tu ?... notamment. Je crois que ce qui m’a finalement retenu de sauter le pas, c’est, pourquoi ne pas le reconnaître, un penchant irrésistible pour la volupté, contre lequel j’ai toujours vainement regimbé. La rencontre avec M. [NDLR : il s’agit ici de Marc Allégret, avec lequel Gide entretiendra une relation à partir de 1918] a joué un rôle déterminant. Je n’ai jamais fermé la porte au Christ, mais je n’ai jamais renoncé à Pan non plus. Et je m’empresse d’ajouter que l’élément dominant de ce penchant pour la volupté est avant tout d’ordre esthétique. C’est là pour moi l’aliment premier de la poésie, sans laquelle je ne puis vivre. Il est vrai que Laconique a toujours été plus attiré par Platon que par Virgile. Assommante monotonie du dialogue platonicien.

18 commentaires:

  1. C'est un beau texte ça, cher Laconique ! Original et amusant. Vous vous essayez à des formes nouvelles, une lettre cette fois, et un peu comme Houellebecq dans son dernier roman vous prenez de la distance avec votre propre personne pour l'insérer dans votre création. C'est très habilement fait ! Bravo.

    Sinon, pour le fond, je ne vais pas trop m'étendre. Juste : je ne sais pas trop ce que vous foutez, il a raison, ce Gide, putain, vous êtes en train de tourner vieille bigote ! Pourquoi ne foutriez-vous donc pas votre bible au feu avant de sortir votre puissant chibre tout en invoquant le nom du maître des ténèbres, Satan en personne ? Je pense d'ailleurs que ce soudain et salvateur revirement ne laisserait pas insensible Miss Flint qui, sans aucun doute, le validerait en prenant en bouche l'engin cité plus haut après avoir dessiné sur vos larges couilles, avec un marqueur indélébile, le pentagramme.

    PS1 : je suppose que vous ne pouvez ignorer que lorsque vous employez les termes de "plus profond" pour parler du malentendu qui s'est créé entre Gide et vous vous tendez une perche en or mille carats à mon esprit puéril et scabreux. Serait-ce de la provocation, cher Laconique ? Mais voyez comme j'évite le piège et la facilité (une fois de plus) !

    PS2 : je sais pertinent que mon commentaire n'est pas très fin, superficiel même, mais je vais au plus vite, cher Laconique, histoire de vous faire honneur, à vous et à votre brillant travail, vous le méritez, mais sans rester trop de temps sur le net.

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    1. Cher Marginal, bien que vous et moi soyons en bonne entente et que je vous apprécie beaucoup, je vous saurai cependant gré de considérer que, sur certains points, nous n'avons pas gardé les cochons ensemble. Je ne suis pas une prude, mais il y a des limites au relâchement. Cela ne concerne pas tant ma personne que Laconique et le respect que je lui porte. Merci.

      Cher Laconique, je reviendrai ultérieurement commenter votre texte, si les circonstances le permettent bien sûr.

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    2. Oh, quand même, chère Miss Flint, ne vous offusquez donc pas, moi aussi je vous apprécie beaucoup et je serais bien triste de vous fâcher et de m'attirer vos foudres ! :-)

      Hum, et puis ce n'est pas comme si aucune grosse bite n'avait jamais pénétré dans votre cavité buccale. Puis vous pouvez très bien respecter Laconique tout en le prenant en bouche, chère Miss Flint ! À mon avis il sera parfaitement respecté de la sorte.

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    3. Bon, bon, ça ira pour cette fois, Incorrigible Marginal, mais c'est bien parce que je mets les voiles pour cet été ;-) !

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    4. Je sais que vous avez le sens de l'humour et du recul, alors je me permets ;-). Puis c'est internet, alors ce n'est pas vraiment vous, juste un avatar. Profitez bien de votre été !

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  2. Eh cher Marginal, en effet vous avez été un peu « superficiel », puisqu’il ne s’agit ici nullement d’une lettre, mais d’un extrait de journal intime, plus précisément d’un pastiche de journal intime. Ce n’est pas la même chose ! Bon sinon, merci quand même, malgré les bêtises que vous avez pu écrire ailleurs sur ce blog aujourd’hui, pour votre commentaire, très en verve à votre habitude. Je sais que ça vous coûte de passer du temps sur le net, surtout quand les beaux jours arrivent.

    Eh oui, c’est une tentative d’introspection par auteur interposé. Pudeur peut-être, ou conscience de la vanité et du ridicule d’étaler ses états d’âme sur le net. Mais c’est surtout que j’adore le genre du pastiche, j’en place souvent dans mes textes et mes commentaires, et ça passe comme une lettre à la poste (par exemple dans ma dernière réponse sur « Nunc est bibendum », toute la tirade : « Vous savez, cher Marginal, on est souvent trompé en politique, souvent blessé et souvent malheureux, etc. » est une copie quasiment mot pour mot de la dernière scène de l’acte II d’ On ne badine pas avec l’amour de Musset). Bon, sinon je ne brulerai pas ma Bible, c’est une source infinie de noblesse et de probité, l’erreur des « bigots » consiste juste à croire que c’est là la seule vérité et toute la vérité.

    Ah là là, cher Marginal, vous voyez où ça vous mène toutes vos conneries ? Vous avez réussi à froisser deux personnes aujourd’hui… On peut dire que vous n’avez pas perdu votre journée !

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    1. Mon clavier a fourché, cher Laconique, mais j'avais bien compris pour le pastiche !

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  3. Vous ne m'apprenez rien que je ne sache déjà sur la personnalité du Marginal, Laconique, je sais bien que tout cela n'est pas glauque et d'ailleurs, je ne l'ai pas comme ressenti comme tel, mais ma sensibilité féminine jouant quand même, il fallait que je mette le doigt dessus (et pas dedans, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, laissons ça à Gide ou Allégret). Enfin !

    Bon, puisque j'y suis, autant répondre tout de suite au sujet.

    Le penchant pour la volupté est une chose naturelle, mais excessive, elle rend malheureux et empêche la concentration, la réunification de son esprit et l'orientation de celui-ci vers un objet plus digne qui nécessite une forte discipline sur soi-même, et l'abdication de ses désirs primitifs (ça fait partie des choses que j'admire dans le christianisme, peut-être parce que cela m'est inaccessible et que je suis condamnée à regarder tout ça de loin...). Mais je crois aussi que s'abstenir de céder à la volupté, c'est se condamner à l'excès inverse : on devient sec et cérébral, la spontanéité et le naturel s'en vont. Enfin, tout ça c'est du blabla, car trouver le juste équilibre entre les deux forces qui tiraillent l'être humain est impossible. Fatalement, on penche toujours d'un côté ou de l'autre, et quoique l'on dise pour se rassurer, c'est toujours source de frustration. Sinon, il n'y aurait pas de littérature !

    C'est peut-être moi, mais je vous trouve cependant catégorique quant à l'opposition entre la morale et l'esthétique. J'ai un peu l'impression que, pour vous, l'esthétique est un mal et qu'il convient vraiment de s'en méfier. Certes, vous êtes un fervent disciple de Platon. Mais sans une vision esthétique de l'existence, nous serions, encore une fois, des êtres desséchés par la raison et par l'utilitarisme. Nous serions aussi manipulables, des robots dénués de toute conscience de soi. La vie aurait-elle encore un sens et vaudrait-elle la peine d'être vécue ?

    Sinon, j'aime bien le pastiche, cela permet le détachement et surtout, la dérision, non seulement à l'égard de soi-même mais également des auteurs que l'on aime. En tout cas, celui que vous avez produit vous permet d'exprimer clairement votre sujet.

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    1. Eh, chère miss Flint, cachez votre enthousiasme ! « Bon, puisque j'y suis, autant répondre tout de suite au sujet. » Qu’une telle phrase m’attriste ! J’ai l’impression de voir Aristote et Descartes violer l’entrée du sanctuaire des Muses, renverser leur autel et arracher les guirlandes sacrées que j’ai mis tant de soin à disposer. Je crois que quelques précisons s’imposent.

      1. Je n’ai pas prétendu écrire une dissertation sur le plaisir et la morale. Il y a trois sujets seulement dans l’article : moi, André Gide et le christianisme. Comme l’a parfaitement compris le Marginal, il s’agit de prendre du recul sur soi-même, de s’observer à distance, à travers le regard d’un autre, André Gide en l’occurrence. C’est un pur exercice de style égotiste, rien de plus.

      2. Gide écrit dans son Journal qu’il n’y a pas de dimension esthétique chez moi, il se garde le beau rôle d’esthète et me relègue dans la froideur dialectique. Mais il se trompe ! Il m’est impossible d’écrire une ligne sans une aspiration esthétique. Toujours je passe pour m’exprimer à travers un prisme littéraire ou poétique (ça peut être le lyrisme comme dans le texte sur Bayrou, le prophétisme biblique, le pastiche, etc.). Jamais jamais jamais je n’exprime ici des pensées sans filtre, filtre qui sert à la fois à ne pas m’engager totalement dans ce que j’écris, et à ajouter une plus-value littéraire. Ça ne s’appelle pas « le goût de la vérité » ici, ou « le goût de la sagesse », mais « le goût des lettres ».

      3. Votre analyse sur la tension entre la « volupté » et la « discipline » est intéressante, mais c’est un sujet que l’on a déjà traité maintes fois ici. Sur ce coup-là, vous permettrez que je ne laisse pas mon discours parodique, ludique et gratuit (purement gratuit !) se faire manger par un discours philosophique.

      Bon, malgré tout, vous avez quand même bien « répondu au sujet ». Je vous mets 15 sur 20.

      P.S. : Vous avez quand même relevé la « dérision ». Ouf !

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  4. Je ne peux m'empêcher de sourire à l'échange de la belle et la bête, je vous souris tendrement! Cher Laconique je vous pardonne de flirter avec le catholicisme,pour ma part je baigne dedans jusqu'au cou, mais il faut que je digère une autre révélation, vous êtes Lyonnais! comme M.Brun...Toute ma famille maternelle est d'Aubagne, je veux bien faire des concessions pour le nordique de qualité que vous êtes!

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  5. Aïe aïe aïe chère Orfeenix, ne digérez pas trop vite, il se peut que la rosette de Lyon soit une contrefaçon ! Je ne suis pas du tout lyonnais, je suis né d’un père bordelais et d’une mère étrangère dans une région purement administrative et dénuée de poésie, et j’ai vécu la plus grande partie de ma vie sur la Côte d’Azur. Je suis à Lyon pour un temps limité, et pour des raisons purement alimentaires. Ma vraie patrie ce sont les livres, la Judée de Jérémie, l’Attique de Platon, le Latium de Numa Pompilius. C’est pour ça que je me sens une certaine connexion avec vous, vous aussi vous habitez partiellement des territoires imaginaires et fabuleux.

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  6. Hé bien, cher Laconique, je vois que vos innombrables lecteurs, convoqués depuis longtemps par le turbulent Marginal, se manifestent de plus en plus… J’admets avoir un peu de mal à les suivre, car outre une panne informatique qui m’a inopinément exilé des Internets depuis quelques jours, je vois mal ce que je pourrais avoir à dire sur un billet qui ne parle que de vous, de Gide et du christianisme… Sinon que « je » parle aussi du christianisme, mais que mes blogs ne comportant hélas pas d’innombrables lecteurs, votre absence des commentaires m’attriste quelque peu.

    Je me résigne donc à ronger mon frein encore quelque temps, moi qui brûle de vous entretenir de mes passions fort mondaines, la politique tout particulièrement, et plus spécialement encore des « forces obscures » que vous annonciez à l’œuvre contre votre champion, et qui semblent avoir atteint leurs sombres fins... A moins qu’elles ne fussent en réalité maniées par B*** lui-même, subissant à présent le retour de bâton d’une justice immanente ? …

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    1. Heureusement que vous êtes là, cher sanglier puissant ! Pour nous parler des innombrables lecteurs de Laconique que j'ai oublié de mentionner dans mon commentaire...

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    2. Une fois n'est pas coutume. C'est peut-être un acte manqué d'ailleurs, tant je crains que cette foule n'envahisse cet espace réservé aux happy few.

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  7. Ça fait plaisir de vous voir, cher Jonhathan Razorback. C’est dommage que vous n’ayez rien à écrire sur « moi » ou sur André Gide, depuis le temps que j’en parle ici il faut que mes capacités de prescripteur soient bien limitées…

    Sinon j’ai beaucoup de moins de temps cette année que l’année dernière, mais je vous lis fidèlement, n’en doutez pas, je n’ai pas manqué vos publications polémiques contre le christianisme et la morale. Seulement j’ai du mal à commenter des citations, c’est un peu intellectuel, et je suis plus dans l’existentiel depuis six mois.

    Enfin, vous avez tout compris, « les forces obscures » que je prévoyais sont bien entrées en action, ça n’a pas loupé. Et au fond vous avez sans doute raison : le plan moral et le plan politique sont disjoints, et lorsqu’ils se rejoignent pour une courte période cela crée des tensions, cela ne peut pas durer. Pour le reste, je perçois un peu d’ironie dans votre commentaire, et c’est de bonne guerre. Mais un observateur avisé de la chose politique devrait se poser les questions suivantes : Qui a prôné, depuis des années, le premier et souvent le seul, les réformes suivantes : réforme du code du travail, loi sur la moralisation de la vie publique, dépassement du clivage droite-gauche et constitution d’une majorité centrale ? Ainsi, il faut vous rendre à l’évidence, cher Johnathan Razorback : François Bayrou est le Père de la réalité dans laquelle vous vivez.

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    1. Il faut se rendre à l'évidence : François Bayrou ne sert absolument à rien dans le paysage politique français. Son influence est égale à zéro. Ça, c'est la réalité, cher Laconique !

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    2. Hé, vous vous faites plaisir, cher Marginal ! Il me semble pourtant avoir beaucoup vu son nom circuler ces derniers mois, plus que celui des deux derniers présidents dont j'ai oublié les noms.

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