Depuis quelques jours, repris The Catcher in the Rye (L’Attrape-cœurs), de Jerome David Salinger, avec beaucoup de plaisir. Je l’avais lu il y a quelques années, en traduction, et la version originale que je lis à présent me semble bien supérieure, pour des raisons évidentes (tout le travail sur la langue, l’argot, etc.). C’est un livre remarquable et intemporel, car tout s’y passe dans l’instant, l’auteur n’est jamais en avance sur le lecteur, on chemine ensemble, de surprise en surprise, de rencontre en rencontre, dans une errance saccadée et caustique. Cette lecture me permet de saisir un peu mieux ce que j’apprécie dans un livre. Ce n’est pas tant la qualité des phrases elles-mêmes que le silence, l’espace entre les phrases. Chez Salinger, chaque phrase est séparée de la précédente par un blanc. Il est impossible de prévoir ce qui va suivre. Le point est plus qu’une marque de ponctuation, c’est une coupure absolue. Le récit renaît du néant à chaque phrase. En cela, ce roman reflète l’essence même de la temporalité, qui n’est pas un flux uniforme, mais une succession d’instants indépendants et déconnectés les uns des autres.
Cette lecture me renseigne aussi sur moi, sur la direction que ma personnalité a prise depuis quelques années. Il m’apparaît que la vertu que j’ai le plus cultivée, c’est le détachement. Rien ne me coûte moins que de m’arracher à la substance pâteuse d’une situation, quelle qu’elle soit. Cette faculté de mobilité, d’indépendance, de liberté, est ce que je prise le plus. Je pourrais mourir demain sans tiraillement, sans devoir couper douloureusement le moindre lien. En cela, ai-je véritablement atteint l’idéal prôné par les sagesses et les spiritualités ? (« Ne tiens rien ni personne pour cher », Dhammapada, 211). Le Royaume des Cieux s’ouvrira-t-il pour des cœurs de cette nature ? Ne passé-je pas à côté de la substance même de la vie ? Serai-je capable d’aimer encore ?
Vous me surprenez, cher Laconique, je pensais que vous rejetiez la modernité stylistique et que vous étiez plutôt friand de classicisme. Sinon, c'est vrai qu'il est sympa ce livre, il y souffle un vent de liberté ainsi qu'y règne une insouciance propre aux jeunes années. Grâce à votre article, j'imagine que ceux de vos innombrables lecteurs qui ne l'ont pas lu vont réparer cet oubli.
RépondreSupprimerEt vos dernières interrogations mettent bien en lumière les limites du "détachement". Être trop "détaché", est-ce que ce n'est pas déjà être un peu mort ? Seriez-vous un zombie parmi les vivants, cher Laconique ? En étant "détaché", on se blinde contre les souffrances aigües mais aussi contre les joies intenses. Et l'essence même de la vie réside peut-être justement en ces montagnes russes émotionnelles !
Ma foi, cher Marginal, j’ai été imprégné par le classicisme, mais j’aime bien la culture populaire aussi. On apprécie les choses par contraste. D’ailleurs je ne rangerais pas L’Attrape-cœurs dans la catégorie « modernité stylistique » (comme le Nouveau Roman ou même Céline). Je voulais plutôt parler de langage oral, familier, qui passe très bien en anglais, et parfois maladroitement en français. Et c’est vrai que c’est un livre culte, c’est le livre préféré des serial killers paraît-il (Mark David Chapman l’avait sur lui quand il a tiré sur John Lennon).
RépondreSupprimerPour le reste, vous connaissez la célèbre phrase de Socrate dans le Phédon : le philosophe est « un homme qui, de son vivant, s’entraîne à vivre dans un état aussi voisin que possible de la mort ». (Phédon, 67e). Ils envoyaient à l’époque les philosophes, c’était pas de l’eau tiède… Sinon, vous avez sans doute raison, il vaut mieux avoir des remords que des regrets comme on dit. Mais le détachement est si enraciné en moi que je ne conçois pas de vivre autrement, sans recul. Ça devait aussi être le cas de Salinger, qui n’a à peu près plus rien publié après L’Attrape-cœurs et qui a mené une vie de moine zen jusqu’à quatre-vingt-dix ans…
Éh ben, cher Laconique, vous ne faites pas recette avec ce nouvel article. Je me demande ce que foutent vos innombrables lecteurs : ils feraient mieux de venir vous régaler au lieu de se branler !
RépondreSupprimerLol. Vous savez, je n'ai jamais été très fréquenté, ce n'est pas le but. En tout cas je vous souhaite un joyeux Noël, cher Marginal ( Noëls immémoriaux...).
RépondreSupprimerOui, vous écrivez pour les happy few. Joyeux Noël, cher Laconique !
Supprimer