J’ai aimé les écrits de Platon par-dessus toutes les productions humaines. C’est pour moi l’auteur qui s’est le plus rapproché de la perfection, sur tous les plans : profondeur de la pensée, rigueur de la démonstration, fermeté du caractère et des principes moraux, élégance et beauté de l’expression. C’est bien le « divin Platon », comme l’appelaient les Anciens. Je me suis gorgé de pensée grecque, au soleil, sous les oliviers. J’ai adhéré à cette pensée avec un engagement absolu. Et pourtant, en arpentant les rues et les transports en commun de plusieurs grandes villes de France, j’en suis venu à tenir, moi aussi, cette pensée pour fausse, tout simplement erronée, malgré le prestige dont elle se pare toujours aux yeux des amants de l’idéal.
Toute la pensée de Platon est centrée sur la cité parfaite. C’est l’objet de La République, c’est l’objet des Lois, ses deux ouvrages les plus volumineux. Mais tandis que j’étais pressé contre mes congénères dans une rame de tramway, j’ai compris que la cité, en tant qu’entité pérenne et harmonieuse, était tout simplement une illusion, une idée, rien de plus. Dans la réalité, il n’y a pas de cité, il n’y a que des individus. La pensée grecque, obsédée par l’abstraction et par la permanence, a édifié cette construction monumentale de la cité, avec ses lois, son ordre, sa finalité. Mais ce sont bien les chrétiens qui avaient vu juste. Toutes ces Babylones sont des édifices précaires, menacés, corrompus, et finalement illusoires. Nous vivons « les derniers temps », la fin du monde, non pas dans le sens où le monde va s’embraser subitement, mais dans le sens où, pour chacun des membres qui constituent la cité, celle-ci va bientôt s’effacer, avec ses charmes et ses poisons, et le Jugement va venir. Toute génération s’efface, et le monde disparaît pour elle. Le monde de 1860 a totalement disparu, en une génération, malgré ses rocs, ses colonnes et ses lois. Il n’y a pas de cité humaine, il y a un univers mouvant, discontinu, et une fin qui s’approche pour tous. Voilà pourquoi toutes les tentatives pour établir une utopie dans le monde réel ont abouti à des tragédies atroces.
La ville est une entité imparfaite, fragile et peut-être mauvaise. Malgré ses dehors imposants, il n’y a nul salut à en attendre. Ce qui vient, c’est le Seigneur, avec son épée tranchante, pour juger le monde et séparer le bon grain de l’ivraie.