J’ai toujours beaucoup aimé Émile Faguet (1847-1916). C’est vraiment le critique que j’ai le plus lu, une intelligence extraordinairement déliée, un style d’une souplesse et d’une mobilité sans égales. On a l’impression de l’entendre parler en le lisant, c’est une sensation sans équivalent, qui m’a plus d’une fois tenu éveillé tard dans la nuit durant mes jeunes années. Mais j’ai relu récemment son étude sur Voltaire dans son Dix-huitième siècle et j’ai été désagréablement surpris par le grand nombre de formules péremptoires et très sévères que j’ai pu y trouver. Faguet écrit, à propos de Voltaire : « C’était un homme très primitif en son genre : il ignorait la distinction du bien et du mal profondément. C’était le cœur le plus sec qu’on ait jamais vu, et la conscience la plus voisine du non-être qu’on ait constatée. » Ou encore : « Un esprit léger et peu puissant qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines ni les grands hommes. »
Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur la personne et l’œuvre de Voltaire. Au cours de ma vie, à chaque fois que j’ai cité le nom de Voltaire dans une conversation, le résultat a été le même : une moue dédaigneuse, voire hostile, de la part de mon interlocuteur. C’est une expérience qui n’a jamais souffert d’exception. Voltaire est méprisé par notre époque pour une raison simple, c’est qu’il est aux antipodes de nos modes de pensée. Nous vivons dans l’ère de l’ego, de l’individualisme, de la quête du sensoriel et de l’éphémère. Voltaire incarne tout le contraire : il ne parle jamais de lui, sa personne ne l’intéresse pas, il se situe toujours au niveau de l’universel et des grandes abstractions (la justice, la vertu, Dieu, etc.). D’où l’ennui non dissimulé qu’il suscite.
Et ce qu’il y a d’étonnant, à propos de Voltaire, c’est cette propension à le résumer d’une phrase, d’un mot (« sec », « superficiel », « intolérant »), lui qui a produit des volumes et des volumes sur à peu près tous les sujets. C’est précisément cette propension que je retrouve chez Faguet, et c’est un travers qui menace à vrai dire tous les critiques. Le critique occupe par définition une position de surplomb par rapport à son objet, qui est, justement, un « objet », une masse inanimée et close, manipulable à sa guise. La tentation est grande, dès lors, d’abuser de cette position dominante et de verser dans le définitif, dans le péremptoire. Quand cette attitude touche un esprit aussi vaste, aussi désintéressé et aussi éclairé que celui de Voltaire, on peut facilement basculer dans le ridicule. Les jugements se retournent contre leur auteur. C’est là une limite redoutable de la critique (qui fait qu’il est en définitive plus facile de louer que de blâmer), et malgré toute l’admiration que j’ai pour Faguet, je ne peux pas ne pas constater qu’il y tombe bien souvent.
Citations
Il n’aimait pas ; il était égoïste, et voilà pourquoi ce génie universel a été étroit ; universel par dispersion, étroit, borné et sans profondeur sur chaque objet.
Il a été miraculeux dans l’usage des dons secondaires de l’esprit.
Quand on a lu vraiment tout Voltaire, on sait qu’il y a relativement peu d’idées et peu de questions dans cette encyclopédie. Il y en a plus dans Diderot et beaucoup dans Sainte-Beuve.
C’était simplement un homme très instruit, se tenant au courant, bien renseigné, qui réfléchissait très vite, qui a vécu longtemps, et qui écrivait deux pages par jour, ce qui est très considérable, non pas stupéfiant.
Il y a peut-être d'autres raisons qui expliquent l'hostilité que peut susciter Voltaire. Pour une certaine droite, c'est un ennemi de Dieu et de l'Église. Pour la gauche, c'est un bourgeois adepte du despotisme éclairé, un hypocrite qui veut maintenir la superstition pour les pauvres à des fins de défense sociale (c'est ce que lui reproche par exemple Henri Guillemin). Et c'était encore un auteur raciste et antisémite au dernier degré...
RépondreSupprimerJe suis assez d'accord avec Faguet sur les mérites intellectuels de Voltaire. Son rôle dans l'histoire des idées est faible, et se limite à peu près à l'importation en France des idées de Newton. Personne ne le considère comme un philosophe, même mineur. Vous chercherez en vain son nom dans les bibliographies d'ouvrages philosophiques ou scientifiques.
Concernant Faguet, je me demandais si les livres que vous avez de lui comporteraient, par hasard, des informations biographiques ? Il se trouve que je mène une recherche universitaire sur l' (extrême)-droite de la IIIème République et Faguet fait partie de mon sujet.
Toujours pour la même recherche -et sans vouloir abuser de votre temps cher Laconique- je me demandais si vous sauriez me dire quelle a été l'influence de Nietzsche sur A. Gide, sur l'écriture de L'immoraliste (1902) par exemple ? Je travaille sur la réception de Nietzsche à droite (Faguet lui a consacré un livre d'ailleurs) et, mécaniquement, son influence "ailleurs" (Gide étant "de gauche", non ?) pourrait expliquer certains comportements que j'étudie...
Bon, cher Johnathan Razorback, je ne vais pas me lancer sur Voltaire, je pourrais écrire des volumes entiers sur le sujet. Je remarque que mon article ne vous a pas convaincu, puisque vous tombez dans le travers que je dénonce, à savoir juger Voltaire en une phrase, en une formule. Vous dites que ce n’est pas un philosophe. Ne me dites pas que vous ignorez la signification du mot « philosophe » au siècle des Lumières… Un philosophe alors c’était juste un penseur qui prétendait trouver sa voie hors du secours de la révélation chrétienne. Voltaire n’a jamais prétendu jouer dans la cour de Descartes ou Spinoza. Il a écrit un ouvrage intitulé Le Philosophe ignorant, ce qui dit tout sur ses prétentions en la matière (ouvrage que je vous recommande d’ailleurs, c’est du meilleur Voltaire, très fin, très bien écrit, et qui fait réfléchir). Voltaire est un historien des idées, un historien, un critique, un dramaturge, un moraliste, un conteur, et avant tout le plus grand prosateur de la langue française, ce qui n’est pas rien. Il y a très peu d’esprits capables de réaliser une synthèse personnelle de toute la culture de leur époque, de toutes les civilisations. Lisez L’Essai sur les mœurs : il y traite de la Chine, de Babylone, des Grecs, des Romains, des Francs, de tout le monde. Et ce n’est pas du savoir recraché, recopié, mais une assimilation personnelle, donc forcément subjective et critiquable.
RépondreSupprimerMa foi, c’est un sujet à la fois riche et complexe que vous étudiez. Je crois que Michel Winock s’est intéressé à la même époque, mais plutôt du côté gauche en ce qui le concerne. J’avais lu son Clémenceau, sans passion je dois le reconnaître…
J’ai lu Faguet dans des éditions d’époque, du début du XXe siècle (chez Grasset je crois), et malheureusement il n’y a pas d’éléments biographiques à l’intérieur. Juste des rappels bibliographiques sur ses ouvrages précédents.
En ce qui concerne Gide et Nietzsche, je crois que pas mal de textes ont été écrits sur le sujet. Vous pouvez en trouver tout simplement sur Google. Il y a une phrase du Journal qui est assez éloquente : « L’influence de Nietzsche sur moi ? … J’écrivais l’Immoraliste lorsque je l’ai découvert. Qui dira combien il m’a gêné ?... combien mon livre s’est appauvri de tout ce qu’il me déplaisait de redire. » (1922). (En réalité, il le connaissais depuis plus longtemps, depuis les années 90.) Je ne dispose pas de mon exemplaire du Journal là où je me trouve, je ne peux donc pas approfondir. Mais je vais quand même vous donner mon analyse personnelle (et je ne doute pas que vous aurez la vôtre, sur l’ensemble du sujet que vous traitez) : Nietzsche a eu une grande influence sur Gide, mais elle ne se situe pas à un niveau intellectuel ou politique. Il vous faut complètement abandonner ces catégories si vous vous penchez sur Gide. Il répugnait aux étiquettes partisanes, il n’a jamais voté de sa vie, l’aventure esthétique lui semblait une aventure strictement individuelle (« il n’y a que le particulier qui m’intéresse »). Mais Nietzsche l’a aidé sur un plan existentiel, pour s’affranchir de l’éducation puritaine qu’il a reçue et qui ne correspondait que trop à ses tendances innées. Gide a dû lutter contre lui-même pour aller vers le plaisir, et Goethe, les Grecs, Nietzsche, Montaigne, l’y ont aidé. Mais l’Immoraliste, en son fond, ou Les Nourritures terrestres, ne sont pas du tout des livres nietzschéens, c’est même tout le contraire : Gide allait vers la volupté comme vers une convalescence, et afin d’épuiser toutes les potentialités de son être, tandis que Nietzsche a mené une joute intellectuelle contre les valeurs établies sur lesquelles s’est érigée la civilisation occidentale.
Merci pour vos réponses ! ;)
SupprimerJe vous en reparlerais sans doute ;)