Relu l’autre jour quelques passages du Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, consacrés à la métaphysique. Pour Schopenhauer, il n’y a pas de métaphysique à proprement parler, toute philosophie authentique est cantonnée dans le cadre strict de l’expérience du monde qui nous entoure : « [La métaphysique] demeure donc immanente, non transcendante. Et en effet elle ne se détache jamais entièrement de l’expérience ; elle en est la simple explication et interprétation, puisqu’elle ne parle de la chose en soi que dans ses rapports avec le phénomène. » « La philosophie est essentiellement la science du monde ; son problème, c’est le monde ; c’est au monde seul qu’elle a affaire ; elle laisse les dieux en paix, mais elle attend, en retour, que les dieux la laissent en paix. » (Le Monde comme volonté et comme représentation, suppléments, chapitre 17).
Il y a dans ces quelques formules toute l’explication du caractère réellement nocif de la philosophie schopenhauerienne. La nature est le seul absolu pour lui ; au lieu d’ouvrir des perspectives à l’homme (vers le progrès, la transcendance, l’avenir, etc.) il l’enferme dans le vase clos du monde, avec ses misères et ses constantes. Dès lors, aucune issue, sinon le néant, le suicide, la mort. Et, de fait, lorsque l’on se penche de près sur l’influence de Schopenhauer, on n’y trouve que des cas tragiques :
Nietzsche a beaucoup lu Schopenhauer. Il a souffert de bipolarité aiguë toute sa vie avant de sombrer dans la folie en janvier 1889.
Maupassant a beaucoup lu Schopenhauer. Il a fait une tentative de suicide en janvier 1892 avant de sombrer dans la folie.
Hitler a beaucoup lu Schopenhauer. Il avait son buste sur son bureau et avait emporté Le Monde dans les tranchées de la Grande Guerre. Après quelques années en politique, il s’est suicidé en avril 1945.
Cioran a beaucoup lu Schopenhauer. Il a vécu comme un marginal toute sa vie, sans travailler, avec de graves crises d’insomnie, et a fait du suicide un thème central de son œuvre.
Houellebecq a beaucoup lu Schopenhauer. Il a souffert toute sa vie de dépression et en a fait un thème central de son œuvre.
La lecture prolongée et assidue de l’œuvre de Schopenhauer est une des expériences les plus destructrices qui soient. Elle sape l’espoir, la croyance en la spécificité de chaque individu, en l’utilité de l’action, en la réalité de valeurs morales et spirituelles. Elle laisse derrière elle un champ de ruines.
Je n'ai guère d'affinité avec la philosophie de Schopenhauer (qui n'est somme toute pas éloigné de l'idéalisme de Kant). J'aime cependant assez son petit livre sur le libre-arbitre. Il me semble aussi avoir un mérite non négligeable: celui de s'exprimer de manière claire (et trop peu de philosophes en sont capables).
RépondreSupprimerOn pourrait se demander si la causalité dont vous pointez le danger n'est pas imaginaire. N'est-ce pas plutôt parce qu'il souffrait d'emblée que les figures que vous citez se sont sentis en phase avec le pessimisme de Schopenhauer ? L'influence ne serait alors qu'un facteur secondaire de leur évolution.
Oui, je me souviens que vous m’avez plus d’une fois fait part de votre réticence vis-à-vis de l’idéalisme schopenhauerien, cher Johnathan Razorback.
RépondreSupprimerEn tout cas je vous rejoins sur un point : Schopenhauer est très agréable à lire (très bien traduit de surcroît, du moins pour les traductions historiques, que Nietzsche disait même préférer à la version originale !). Je crois que Le Monde comme volonté et comme représentation est le livre que j’aurais le plus lu et relu dans ma vie, si je n’avais pas des réserves très sérieuses quant au constat de départ de Schopenhauer, et quant à toute sa pensée à vrai dire.
Il est évident que la causalité que je pointe est arbitraire : cela sert la démonstration, mais cela ne prouve rien en réalité. Mais j’aime bien adopter des points de vue outranciers dans mes textes : que voulez-vous, c’est l’époque, et les critères de lisibilité d’un texte se sont malheureusement bien simplifiés depuis quelques années. Peut-être qu’il faut en effet déjà à l’origine être un peu pessimiste et misanthrope pour se complaire dans la lecture de Schopenhauer. Mais je pense malgré tout vraiment que les effets de cette lecture sont néfastes. Je me souviens de mon état d’esprit lorsque je le lisais. On est imprégné par la vision du monde de ce qu’on lit, et toutes les visions du monde ne se valent pas. Il y a des visions du mondes vraies, justes et saines, il y en a d’autres fallacieusement objectives, mais simplistes, mécanistes, démotivantes. Et je classerais sans hésitation celle de Schopenhauer dans la deuxième catégorie.