Lu Mort et espérance de la résurrection, de Jacques Ellul (éditions Olivétan). Il ne s’agit pas d’un ouvrage d’Ellul à proprement parler, mais d’un recueil d’articles et d’interventions rassemblés par les ayants droit d’Ellul, et qui traitent du sujet délicat de ce qui se passe au moment de la mort et après, dans une perspective chrétienne, rigoureusement étayée par les textes bibliques. Ouvrage d’une densité remarquable, et qui mérite vraiment d’être étudié, tant il prend à rebours tous nos clichés modernes sur la mort, toutes nos représentations traditionnelles, issues à la fois de la pensée grecque et du paradigme mécaniste de notre société. Plutôt que de me livrer à une longue et fastidieuse paraphrase, je préfère transcrire directement les extraits marquants. Je propose tout de même auparavant un bref résumé, pour bien situer la pensée d’Ellul.
Ellul se situe résolument dans le cadre de la pensée biblique, et d’elle seule. Il rejette en particulier toutes les conceptions idéalistes issues du platonisme et de la pensée grecque. Pour la Bible, Ancien et Nouveau Testament, il n’y a pas d’âme distincte du corps. Il y a le tout de l’homme, et ce tout disparaît complètement au moment de la mort. Il faut donc se garder de toute représentation idéaliste et consolante : la mort est une chose terrible, elle est le « roi des épouvantements » (Job 18, 14). Elle n’est pas seulement la cessation des fonctions vitales, c’est une force invasive, une force qui s’oppose à la création divine. Il n’y a pas donc pas transmigration des âmes ; il y a résurrection, re-création par Dieu de l’être disparu, résurrection de la chair. Mais avant la résurrection, la mort ôte tout au vivant, à commencer par sa prétention à l’autonomie. Le mort est dépendant par excellence, il dépend entièrement de la grâce de Dieu.
Qu’en est-il du Jugement ? Ellul croit au salut universel. Il n’y a pas de lieu où l’amour de Dieu soit absent, il n’y a pas d’enfer. Mais il y a bien un Jugement. Tous sont sauvés d’office, gratuitement, mais les œuvres, elles, et ce que nous aurons fait au cours de notre vie, sera jugé, « à travers le feu ». Dieu conservera certaines de nos œuvres, celles où nous aurons fait fructifier sa Parole. Le reste sera brûlé, à commencer par toutes nos prétentions orgueilleuses, ainsi que tout ce qui porte la marque du péché. Vivre une vie d’homme est donc une haute responsabilité : il n’y a qu’une vie, et c’est seulement au cours de cette vie que nous pouvons user de notre liberté. Après il sera trop tard : « Tu sais bien que ce ne sont pas les morts qui peuvent te louer » (Psaume 115).
Puissent les passages retranscrits ci-dessous nourrir la réflexion des lecteurs, chrétiens et non chrétiens. Puissent-ils contribuer à replacer au centre de leurs préoccupations un sujet trop souvent refoulé par notre société, et qui est pourtant le seul sujet véritablement important pour nous autres hommes.
Citations
La mort biblique, une mort totale
« L’âme, au sens habituel où nous l’entendons dans la chrétienté, depuis des siècles, depuis le Moyen Âge au moins, l’âme qui a un caractère d’immortalité, c’est une notion qui n’est absolument pas biblique. » (p. 25)
« La pensée juive ne connaît absolument pas une idée de l’immortalité de l’âme. Quand l’homme meurt, eh bien il meurt tout entier. Et de même, dans le Nouveau Testament, il n’est jamais question d’une immortalité de l’âme. Ce qui fait que, et là c’est décisif, l’avenir devant nous ce n’est en rien une vie de l’âme dans le ciel, l’avenir, c’est la résurrection. Autrement dit, tout l’homme meurt, et tout l’homme ressuscite, corps et âme. Il ne faut pas oublier l’importance de la résurrection des corps. Et la Bible attache plus d’importance à la résurrection des corps qu’à la résurrection de l’âme. (…) Paul insiste précisément beaucoup là-dessus : le corps est semé corruptible, il ressuscitera incorruptible, le corps est semé mortel, il ressuscitera immortel. » (p. 27)
« La contradiction centrale, c’est donc, en réalité, que d’un côté, Dieu, le Vivant, le Créateur, n’a rien à faire avec la mort. Celle-ci reste vue, (et alors ça, c’est une vérité qui est constante dans tout le cours de la Bible), comme une puissance agressive. Ce n’est pas simplement la fin d’un organisme, c’est une puissance agressive, c’est une force anticréation. C’est une menace de retour à ce que l’on appelle le chaos, à ce que je préfère appeler le Tohu-vavohu, comme le dit la Genèse, le désordre total d’avant la création. Donc la mort c’est vraiment une puissance d’anticréation, c’est la remontée du Néant qui l’emporte sur l’Être. Et cela ne change pas dans les évangiles : Jésus, par exemple, pleure devant la mort de Lazare ; Jésus, à Gethsémani, recule devant sa mort et souhaite de pouvoir y échapper. Si la mort était devenue quelque chose de facile, de consolant, et qui permet de rejoindre Dieu, Jésus n'aurait pas eu cette réaction. Jésus constate que sa mort est, en définitive, l'échec de sa vie et de sa prédication, et le cri final qu'il pousse, qui n'est plus qu'un cri dans l'évangile de Marc, n'est pas du tout un cri de victoire ou de délivrance : c'est le moment où, nous dit-on, le voile du Temple se déchire en deux. C'est donc effectivement la puissance de la mort, qui, à ce moment-là, agit d'une façon terrible. » (p. 37-38)
« Jésus demande que cette coupe soit écartée, donc sa volonté est indépendante de celle du Père. La mort est, à ce moment-là, un dépouillement total de l'être, et c'est pourquoi la mort est terrible : elle est terrible, dans la mesure où nous cessons d'être maître de nous-même, nous cessons de pouvoir. Ce n'est pas le néant qui est terrible, mais c'est le renoncement à être un sujet. » (p. 42)
« La Résurrection est la défaite de la mort, et non pas celle-ci un heureux prélude à la Résurrection. La mort est l'épreuve épouvantable par laquelle il faut passer, mais en dépit de la mort, malgré elle, et dans un sens au-delà d'elle, a lieu la résurrection. (...) Il faut donc impitoyablement dénoncer les erreurs idéalistes et spiritualistes au sujet de la mort. On voit très bien comment elles ont pu naître à partir d'une interprétation sentimentale, consolante et idéaliste des affirmations de Paul et de Jean. Mais elles n'en restent pas moins des erreurs. La mort n'est pas une "joyeuse entrée au port" comme nous le fait chanter un cantique. Elle ne nous rapproche pas de Dieu. Dieu est tout entier déjà présent ici et maintenant. Ce n'est pas le corps qui nous empêche de voir Dieu – c'est le mal – et il n'y a aucune raison de croire que nous serions délivrés du mal parce que nous serions débarrassés du corps. » (p. 64)
« La mort ne donne par elle-même aucune supériorité, il n'y a pas une connaissance "naturelle" du mystère divin qui serait aveuglée par le fait que nous sommes dans la matière, englués dans le corps, avec ses incapacités et ses passions. Il n'y a pas en nous un œil supérieur momentanément voilé. Et que la mort dévoilerait. La mort est vraiment disparition de toutes nos capacités et la connaissance entière de la révélation de Dieu, c'est la connaissance dans la résurrection. Résurrection qui ne se situe pas, comme nous l'envisageons trop aisément, après la mort (au sens où nous l'entendons couramment). La résurrection a déjà commencé ici et maintenant. Déjà dans notre vie actuelle, déjà dans notre corps ; dans une certaine mesure nous participons dans cette chair et ce monde au mouvement de la résurrection qui est ici et maintenant, le "en dépit de", des forces de mort qui sont en nous. Promesse, mais comme toute promesse de Dieu déjà effective, porteuse d'effets véritables. Et le mouvement de la résurrection en nous et sur nous se poursuit au travers de la mort. » (p. 92)
Mort et sens de la vie
« Mourir dans le Seigneur, ce n’est pas disparaître dans un grand Tout, ce n’est pas viser un non-soi : on reste soi-même, oui, mais on n’est plus préoccupé de soi. Et c’est tout à fait fondamental de savoir qu’il ne nous est en rien demandé, au fond, de vivre d’une vie ascétique. » (p. 44)
« La perspective de la mort redevient positive lorsque nous la comprenons comme ce qui, finalement, détruit en nous ce qui nous aliène, précisément ce qui nous retient dans un esclavage, et par exemple dans l'esclavage de nous-même. Sur terre, nous ne serons jamais tout à fait libérés de toutes ces aliénations, il faut que la mort ait lieu avec ce cortège tragique. Elle est toujours le roi des épouvantements pour nous, parce que c’est épouvantable de cesser d’être soi, tout simplement. Mais il faut que cette mort ait lieu puisqu’elle nous détruit en nous arrachant à ce que, en réalité, nous préférons à la vie, en nous arrachant à nos aliénations. Alors, l’œuvre de la mort se retourne contre elle-même, et elle tue ce qui nous tue. C’est le sens de l’exclamation de Paul quand il dit : "Ô mort, où est ta victoire ?" Car les puissances qui aliènent l’homme sont justement celles qui ont conduit à la crucifixion du Juste, de Jésus-Christ, et Paul nous dit quel est le retournement qui s’est effectué à ce moment-là : en clouant Christ sur la croix, ce sont ces puissances elles-mêmes qui se sont détruites. De la même façon, la mort anéantit les puissances qui, en nous, nous rendaient autonomes de Dieu. La mort restitue à Dieu l'Esprit que Dieu nous avait donné. C'est pourquoi elle est le dernier ennemi vaincu, toujours un ennemi, mais elle est le dernier ennemi vaincu et sera engloutie dans la vie. » (p. 45)
« Dieu nous aime avec nos œuvres, et lorsque nous ressusciterons, nous ressusciterons avec nos œuvres, et cela pourra être joyeux ou pas, parce que comme le dit Qohelet, mais aussi comme le dit Paul : "tout ce qui est caché apparaîtra à la lumière." Et c'est cela le jugement : tout ce qui a été caché dans notre vie apparaîtra à la lumière. Il n'y a pas autre chose. » (p. 48)
« Si nous acceptons de mourir à nous-mêmes, si nous avons compris que la Parole de Dieu a pénétré en nous et porte ma vie avec Dieu et en Dieu, cela veut dire que la mort, qui est renoncement à ma puissance, cesse d'être redoutable : elle n'est terrible que dans la mesure où le vivant veut encore rester au centre du monde. Quand nous avons renoncé à cela, c'est ce que Jésus nous dit constamment, alors effectivement la mort n'est plus "le roi des épouvantements", la mort a été vaincue, et ceci déjà dans le cours de ma vie, ce qui est le commencement de la résurrection. » (p. 185)
Le salut universel
Textes cités par Ellul et qui annoncent un salut universel :
« Quand j'aurai été élevé, j'attirerai tous les hommes à moi. » (Jean 12, 32)
« Tous meurent en Adam et tous revivent en Christ. » (1 Corinthiens 15, 22)
« La condamnation a atteint tous les hommes, de même par un seul acte de justice, la justification qui donne la vie s'étend à tous les hommes. » (Romains 5, 18)
« Je crois effectivement en lisant la Bible que, de façon indiscutable, tous les hommes seront ressuscités. Je crois – et je vais même plus loin encore – je crois en réalité que tous les hommes seront sauvés. Il n'y a pas, bibliquement, une séparation entre des gens damnés et des gens sauvés. (...) Et je rappellerai une phrase de Karl Barth que j'aime beaucoup (...) : "enseigner le salut universel, intellectuellement, dogmatiquement, c'est une folie, mais ne pas le croire, c'est une impiété." » (p. 51)
« Autrement dit, je ne pense pas que le jugement dont il est question bibliquement sépare des gens sauvés et des gens damnés. Je crois que le jugement, comme le dit l'épître aux Hébreux, est une épée aiguë qui est capable de séparer l'os et la moelle, et qui traverse l'homme. C'est-à-dire que le jugement passe au milieu de nous, et divise en nous ce que Dieu conserve et ce que Dieu rejette. (...) Et il y a le texte de Paul que j'aime beaucoup, qui dit clairement cela quand il dit dans la première épître aux Corinthiens : chacun construit son édifice avec ce qu'il veut, avec la pierre, avec du foin, avec de la paille, avec du bois, avec de l'or, etc., on verra bien ce qui subsistera de ce qui a été construit. Quant à lui, quant à sa personne en quelque sorte, dit Paul, il sera sauvé de toute façon, mais comme au travers du feu. Il ne subsistera peut-être rien de tout ce qui a été fait, de toutes ses œuvres, mais quant à lui, il va quand même être sauvé comme au travers du feu. Par conséquent, c'est vrai, je crois, pour tous, et le salut est promis à tous les hommes. » (p. 52)