30 janvier 2020

Cinéma contemporain et jouissance esthétique



Le magazine Mad Movies de janvier a désigné Mad Max : Fury Road comme étant le meilleur film de la décennie 2010. Le film fait l’unanimité au sein de la rédaction, avec des qualificatifs sans équivoque : un « monument », une « monstrueuse proposition de cinéma », une « œuvre d’art totale », une « importance décisive dans l’histoire du 7ème art », « mon film préféré de tous les temps », « le cinéma a été inventé pour ce film », etc. Je me souviens très bien de l’incroyable unanimité critique au moment de la sortie du film, en 2015. J’ai pour ma part vu le film deux fois. J’ai été assez impressionné la première fois, mais sur un plan somme toute extérieur et superficiel. Au second visionnage, les défauts me sont apparus plus clairement, et l’irritation a pris le pas sur le reste. Mad Max : Fury Road est pour moi particulièrement représentatif des travers du cinéma contemporain, et c’est pourquoi je souhaiterais me baser sur ce film, dans cet article, pour énumérer quelques-uns de ces travers, en comparant le film de George Miller avec ceux d’un réalisateur emblématique du vingtième siècle : Stanley Kubrick.
La saturation sensorielle. Le postulat de base de toute la production cinématographique actuelle est le suivant : le cinéma est une affaire avant tout sensorielle. Il faut en mettre plein la vue, saturer tous les canaux disponibles, en l’occurrence l’ouïe et la vue. Dans Mad Max : Fury Road, ça n’arrête pas, on en prend plein les yeux, il n’y a pas de répit. C’est ce qu’on appelle « être immersif ». Ce postulat repose sur une erreur psychologique et anthropologique fondamentale. Au cinéma, comme dans une relation entre un homme et une femme, ce n’est pas ce qu’on montre, ce qu’on dit qui produit le plus d’effet, mais ce que l’on cache, ce que l’on laisse deviner. Le fait de dévoiler la chose ruine la tension, ramène ce qui est montré au rang de simple objet. C’est extérieur, le charme est rompu, le spectateur passif. On peut comparer la débauche visuelle des films récents avec l’extrême sobriété, presque l’austérité, des films de Kubrick. Que voit-on dans Full Metal Jacket ? Des dortoirs. Dans Shining ? Des couloirs vides. Combien de temps voit-on la créature xénomorphe dans Alien de Ridley Scott ? Moins de cinq minutes pour tout le film. Mais c’est précisément ce qui produit l’effet si puissant de ces classiques du cinéma : la tension est constante, l’imagination a toute latitude pour se déployer.
Ce qui est dit, ce qui est montré, est moins puissant que ce qui est suggéré. C’est là une règle de base que tous les réalisateurs devraient avoir en tête. On trouve dans le cinéma de Kubrick d’incroyables ellipses qui illustrent cette vérité. Toute la fin de 2001, l’Odyssée de l’espace est muette ; tout le récit de Bill à Alice, à la fin d’Eyes Wide Shut, est coupé, on n’en entend pas un mot, on passe directement à l’après, on est libre d’imaginer ce que l’on veut. Le plaisir esthétique est décuplé, car, lorsque ces procédés sont bien menés, ils suscitent une véritable implication du spectateur, qui est amené à convoquer ses propres fantasmes, sa propre histoire, pour boucher les trous. Le film ne considère pas le spectateur comme une simple machine réceptive, il lui laisse la place pour s’insérer dans le film, il le force à solliciter sa propre intelligence, sa propre sensibilité, ce qui est la source d’un des plaisirs esthétiques les plus intenses et les plus purs que l’on puisse ressentir.
Ce qui vaut pour le discours vaut de la même façon pour l’image. Le cinéma n’est pas un art visuel, un art statique, mais fondamentalement un art temporel, dynamique. Il ne s’agit pas de la stupeur ou de l’admiration provoquée par une image, mais de l’émotion globale générée par la succession de celles-ci. C’est pourquoi la profusion visuelle nuit en définitive à l’effet global : l’œil s’attache à l’écran et le ressenti multidimensionnel que permet le cinéma – semblable à celui de la vie – est ramené à la seule dimension visuelle. Ici encore, évoquons la sobriété de Shining, volontairement anti-baroque, mais si traumatisant dans son rythme, dans ses effets de ralentissement et d’accélération, bref dans sa grammaire purement cinématographique.
C’est au même contresens esthétique et anthropologique que l’on peut ramener la tendance actuelle à montrer des jolies femmes dans les films. Une fois de plus, Mad Max : Fury Road tombe à pieds joints dans le panneau. Les réalisateurs montrent des jolies filles pour susciter une réaction libidinale primaire. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’ils détruisent ainsi l’implication émotionnelle du spectateur, une fois de plus ramené au rang de récepteur passif. C’est ce que Kubrick avait parfaitement saisi. Il suffit de comparer Shelley Duvall dans sa version de Shining avec l’actrice qui joue Wendy dans la version de 1997 pour la télévision. Dans le Shining de Kubrick, Wendy est une jeune mère de famille, dénuée de toute dimension érotique. Le spectateur n’est pas distrait de l’émotion fondamentale qu’il doit ressentir : la peur. Même chose pour Jamie Lee Curtis dans Halloween, Sigourney Weaver dans Alien ou Neve Campbell dans Scream. Le spectateur peut s’identifier, il est embarqué dans l’histoire. Au contraire, le fait de montrer des jolies filles dans les films d’horreur, comme Jennifer Love Hewitt dans Souviens-toi… l’été dernier, produit une véritable disjonction cognitive. On veut en mettre plein la vue, mais on brouille le message, on brise le détachement indispensable à toute expérience contemplative, on détruit l’illusion référentielle, on convoque les instincts primaires, on transforme le film en clip vidéo. Des chefs-d’œuvre comme Usual Suspects ou Reservoir Dogs, avec des castings exclusivement masculins, seraient sans doute impossibles à tourner aujourd’hui.


La redondance sensorielle. Cet aspect rejoint le précédent. En voulant générer la même émotion à travers plusieurs canaux sensoriels, on cherche à saturer le spectateur, à lui imposer lesdites émotions. Et c’est l’effet contraire qui se produit. Les musiques effrayantes, oppressantes, ou contraires euphoriques, soulignent l’artificialité du processus, l’univocité du message, et expulsent le spectateur du film. C’est le procédé inverse que l’on trouve employé à de multiples reprises chez Kubrick : le son contredit l’image, l’infléchit dans un sens plus dérangeant, plus ironique, plus complexe que le sens immédiat. Lorsque Jack, après avoir défoncé à la hache la porte de la salle de bain dans Shining, s’écrie : « Here’s Johnny ! » (reprenant un gimmick d’un célèbre talk-show américain de l’époque), lorsque Alex chante « Singing in the rain » au moment de violer la femme de l’écrivain, ou lorsqu’on montre les recrues de Full Metal Jacket se faire raser le crâne sur une sirupeuse musique country, le spectateur est tiré de son apathie, de ses pures fonctions réactives, il est dérangé dans ses repères émotionnels qui sont dès lors fortement activés, il devine que quelque chose d’inhabituel se passe, il cherche à comprendre, bref il est plongé dans une authentique expérience esthétique.
L’absence d’ambiguïté morale. La chose la plus insupportable, dans Mad Max : Fury Road, est sans doute le pompeux message moral du film, le caractère complètement binaire des personnages. On a d’un côté le groupe de femmes qui représente la quête de justice, de liberté, de dignité, le bien à l’état pur, et de l’autre la horde de sauvages, bestiaux, barbares, atroces. Cela seul suffit à motiver mon appréciation négative du film. La vie n’est pas morale, et l’art encore moins. Quand on veut me forcer à penser quelque chose, j’ai tendance à penser le contraire. La bipolarité morale, dans un film, est un signe de paresse, de conformisme, d’incompréhension des ressorts esthétiques fondamentaux. On est moral, c’est-à-dire faux, pontifiant, chiant. Chez Kubrick, c’est le contraire que l’on observe : ses personnages sont toujours ambigus. Même le psychotique Jack Torrance a des côtés attachants : il est drôle, il aime son fils, il veut le bien de sa famille, mais il est rattrapé par des forces qui le dépassent. Même chose pour Alexandre DeLarge dans Orange Mécanique : lui aussi est drôle, intelligent, dégourdi, plus sympathique au final que les représentants des forces de l’ordre chargés de le « soigner ». C’est cette ambiguïté qui est le signe du caractère proprement artistique de l’œuvre. Ici encore, on laisse au spectateur la liberté de se prononcer, on l’engage à sortir de son confort intellectuel, à remettre en cause ses a priori moraux. Et le plaisir qui en découle est incomparablement supérieur à celui que l’on éprouve à voir des bonnes femmes (ou des bonshommes) pontifier en gros plan.
Tout ceci illustre bien, je l’espère, que le cinéma actuel est en proie à une véritable régression sur le plan esthétique. En considérant le spectateur comme une pure machine sensible, en supprimant les couches implicites du récit, en niant la puissance des connotations et des évocations, en négligeant l’intelligence et la sensibilité du spectateur au profit de ses instincts primaires et de ses fonctions animales de réponse à un stimulus, on ramène le cinéma à une mécanique, on tue la partie vivante de l’art. C’est là le paradoxe des nouvelles normes esthétiques : elles visent désespérément à susciter l’émotion, et elles finissent par ne générer que de l’ennui. Tout ceci repose en définitive sur un profond mépris du spectateur, considéré comme prévisible, interchangeable, manipulable. Or l’authentique plaisir cinématographique est l’inverse de cette mécanique émotionnelle primaire : il naît d’une contemplation distanciée à l’égard des événements. Et si cette contemplation est si jouissive, c’est justement parce qu’elle est impossible dans la vraie vie, dans laquelle nous sommes toujours engagés d’une façon ou d’une autre. Le cinéma doit être un espace de liberté, d’ambiguïté, d’implication personnelle, et non de réactivité mécanique. Si vous considérez que Mad Max : Fury Road, ou Interstellar, ou The Tree of Life sont de bons films, alors vous ne savez pas ce qu’est le vrai plaisir cinématographique.

16 janvier 2020

Jésus-Christ était-il gentil ?



La christologie est le parent pauvre de la théologie moderne. Par un souci d’œcuménisme sans doute, de rapprochement avec l’islam et le judaïsme, pour promouvoir une conception de Dieu susceptible d’être partagée par le plus grand nombre, on a effacé petit à petit la figure du Christ des discours religieux. Or il est absolument capital pour le chrétien de se faire une conception juste du Christ, puisque c’est en Christ que nous ressusciterons (1 Co 15, 22). Le flou n’est pas permis en cette matière, sous peine de passer à côté de tous les fruits de la Révélation. C’est seulement en voyant le Christ tel qu’il est que nous pourrons voir le Père (« Qui m’a vu a vu le Père », Jn 14, 9). Or, en examinant les représentations modernes du Christ, on constate ce qu’il faut bien appeler un contre-sens complet quant à sa personne. Qu’est-ce que le Christ pour nos contemporains ? Le Christ, pour nous, c’est Jim Caviezel dans La Passion du Christ de Mel Gibson : un homme incroyablement bon, parfaitement innocent, par ailleurs beau, noble, etc. En deux mots : une vision purement anthropocentrique. (Je me souviens qu’en voyant le film en 2004 j’avais instinctivement senti combien il était foncièrement anti-biblique dans son contenu.) Voilà ce qu’est le Christ pour nous : une version améliorée de nous-mêmes. Mais est-ce bien là ce que nous disent les textes ? Le Christ était-il gentil, tout simplement ? Au commencement de cet article, j’aimerais citer un passage de l’évangile de Matthieu (Mt 15,21, mais il y en aurait beaucoup d’autres du même genre). Jésus était alors hors de Judée, dans la région de Tyr et de Sidon, lorsqu’il est abordé par une Cananéenne : « Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David : ma fille est fort malmenée par un démon. » Jésus ne répond pas. Ses disciples l’interpellent : « Fais-lui grâce, car elle nous poursuit de ses cris.  » Jésus leur dit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la tribu d’Israël.  » La Cananéenne insiste, supplie, se jette à ses genoux. Jésus poursuit son chemin, inflexible : « Il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » La Cananéenne rétorque : « Oui, Seigneur ! et justement les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ! » Alors Jésus lui répondit : « Ô femme, grande est ta foi ! Qu’il t’advienne selon ton désir ! » Et nous pourrions citer d’innombrables passages des évangiles dans lesquels Jésus se montre dur (Lc 11, 23), menaçant (Mt 11, 21), violent (Mt 21, 12), insultant (Mt 17, 17), vindicatif (Mc 11,12), etc. Nous laissons au lecteur le soin de vérifier par lui-même pour ne pas alourdir la démonstration.
Tout ceci n’est pas accessoire, la « méchanceté » de Jésus est un des attributs fondamentaux de sa divinité, selon la conception biblique. Nous sommes en grande partie tributaires d’une vision grecque de l’idéal divin (ordre, harmonie, calme, etc.), car les Pères de l’Église étaient imprégnés de platonisme, de néo-platonisme et de stoïcisme, bref, de philosophie grecque. Mais telle n’est pas la conception biblique de Dieu. Jésus est « fils de David », issu de la tribu de Juda, il est le « nouveau Moïse » (He 3, 2), le « nouvel Abraham » (Rm 4). Or, le point commun de tous ces prédécesseurs et ancêtres du Christ, c’est bien ce que nous appelons, dans notre langage, la « violence », et ce que les auteurs bibliques, plus réalistes, considéraient tout simplement comme la réalité de la vie dans le monde tel qu’il est. Abraham nous est d’abord présenté comme un guerrier (cf. l’épisode de la campagne contre les quatre rois, Gn 14), Moïse et David commencent leur carrière par un meurtre (Ex 2, 12 ; 1 S 17, 50), Juda, dont est issu le Christ, est présenté comme « un jeune lion » (Gn, 49, 9). C’est très précisément parce qu’ils étaient capables de transgresser la frontière entre le bien et le mal que tous ces hommes ont été choisis par Dieu. Le mot « bien », le mot « vertu » ne figurent quasiment jamais dans le Nouveau Testament, encore moins dans les évangiles. C’est nous qui sommes obsédés par la morale, mais le Christ ne se définit pas comme bon, il rejette explicitement cette dénomination : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul » (Mc 10, 18). Pour comprendre le rôle du Christ, il ne faut pas considérer ses actions, ses paroles, volontairement paradoxales et contradictoires, ni même ses miracles. Ce n’est pas parce qu’il fait des miracles que Jésus est le Christ, nous sommes appelés nous aussi à opérer des miracles, et même de plus grands encore que ceux du Christ (Jn 14, 12). Non, Jésus est le Christ parce qu’il est le fils de Juda, le fils de David, parce qu’il transgresse les règles humaines et religieuses, parce qu’il est le dépositaire unique de la volonté divine, parce qu’il impose sa volonté par sa seule parole (« Viens, suis-moi »). Il possède dans sa plénitude l’attribut premier de la divinité biblique, qui n’est pas la gentillesse, mais l’autorité. Quand Jésus parle on se tait, on écoute, on obéit.
Ceci posé, quel doit être le positionnement du chrétien contemporain à l’égard du Christ ? L’homme moderne n’agit que par imitation, et le comportement instinctif du chrétien moderne à l’égard du Christ est donc ce que l’on a appelé, depuis longtemps déjà, l’imitation de Jésus-Christ. C’est là une attitude certes louable, nécessaire sans doute, mais nullement suffisante. Il faut bien comprendre le sens de la venue du Christ : c’est la reconnaissance que le « Tout-Autre », le transcendant absolu, Celui que l’on ne pouvait pas voir sans mourir (Ex 33,20), a assumé notre nature, dans toutes ses dimensions, y compris celle de la mort ignominieuse, et qu’il nous a en cela ouvert le chemin de la réconciliation avec le Père. Le Christ est un don du Père, il est la manifestation définitive de la miséricorde divine, le seul chemin d’accès à Dieu dans nos vies étouffées par le péché. C’est cela qui compte, c’est cela que saint Paul ne cesse de répéter dans ses épîtres, et non ses actes, ses paroles ou ses miracles, dont Paul, c’est suffisamment extraordinaire pour le souligner, ne dit jamais rien dans ses textes, pas une seule fois. Réduire le Christ à sa morale, c’est donc passer complètement à côté du salut qu’il nous offre, et qui consiste dans le don de l’Esprit, nullement dans les œuvres, insuffisantes en elles-mêmes (Ep, 2, 8). Le Christ n’est pas gentil, admirable, il n’est pas une version meilleure de nous-mêmes. Il est autre, tout autre, nous ne devons pas le juger selon nos critères, mais accepter sa venue dans nos vies, répondre à son appel, le suivre pour recevoir ses dons et l’accompagner dans sa destination ultime : la Gloire future, le Royaume des Cieux.