23 juillet 2020

Jeu d'échecs : 1.e4 est-il un bon coup ?



Je voudrais soulever dans cet article un problème de fond, rarement traité dans la presse échiquéenne et qui concerne les ouvertures. En un mot, je soutiens qu’au jeu d’échecs 1.e4 est une faute théorique (et donc pratique) pour les Blancs. C’était l’opinion du grand maître Ernst Grünfeld, qui commençait systématiquement ses parties par 1.d4, et qui déclarait, à propos de 1.e4 : « Je n’aime pas faire une erreur dès le premier coup. » Au contraire, Bobby Fischer a notoirement joué 1.e4 durant toute sa carrière (à l’exception notable de la sixième partie du championnat du monde de 1972 contre Spassky, un gambit dame refusé variante Tartakover, qui est réputée pour être une des plus belles parties de l’histoire des échecs). Aujourd’hui, au haut niveau, 1.e4 continue d’être joué très régulièrement – huit parties sur douze lors du championnat du monde de 2018 entre Carlsen et Caruana, toutes nulles.
Le problème de fond avec 1.e4, c’est que le pion Roi n’est pas soutenu, qu’il est en l’air, susceptible de devenir rapidement une cible pour les Noirs. Ce n’est pas le cas avec 1.d4, qui offre une structure beaucoup plus stable. La question ultime serait donc de savoir si, avec un jeu parfait des deux côtés, 1.e4 est gagnant, nul, ou perdant pour les Blancs. Le jeu d’échecs, on le sait, n’a pas été résolu, et avec une estimation de 10 puissance 120 parties possibles (ayant un sens échiquéen), il y a peu de chances qu’il le soit un jour. À ce jour, les ordinateurs ont seulement permis de résoudre, en 2007, le jeu de dames anglaises (la partie est nulle avec un jeu parfait des deux côtés). Néanmoins, afin d’avoir des statistiques un peu fiables, on peut se reporter au corpus de parties jouées sur un site en ligne, ce qui offre l’avantage de fournir un très grand nombre de parties, un nombre suffisant pour rendre les variations non-significatives négligeables. Examinons donc ceci, sur un des sites les plus fréquentés par la communauté échiquéenne, lichess.org.
On remarque tout d’abord que 1.e4 est très majoritaire chez les joueurs, avec 96 447 471 parties, contre seulement 51 888 454 parties pour 1.d4. Les chiffres indiquent que la probabilité de gain pour les Blancs est significativement supérieure si l’on joue 1.d4 : après ce coup, les résultats ont été, pour les Blancs, 50 % de gains, 5 % de nulles, 45 % de défaites (soit 5 % de différence pour le ratio victoires-défaites) ; après 1.e4, on a 49 % de gains, 5 % de nulles, 46 % de défaites (seulement 3 % de différence entre les gains et les défaites, et à la fois moins de victoires et plus de défaites). Après 1.Cf3, l’écart est encore plus grand, puisqu’il y a 10 % de chances de gain en plus pour les Blancs : 52 % de gains, 6 % de nulles, 42 % de défaites. Si l’on creuse un peu ces stats et que l’on examine ouverture par ouverture, les résultats sont encore plus parlants. On a donc, après 1.e4 :
- 1. … c5 (défense Sicilienne) : 47 % - 47 %, soit autant de chances pour les Blancs que pour les Noirs.
- 1. …e5 : 51 % - 45 %, avec un écart significatif en faveur des Blancs, certes, mais c’est justement le coup qui crée pour les Noirs la même faiblesse structurelle que pour les Blancs.
- 1. …e6 (défense Française) : 48 % - 47 %
- 1 …c6 (défense Caro-Kann) : 47 % - 47 %
On le voit, après 1.e4, les chances sont à peu près égales.
Examinons à présent les données après 1.d4 :
- 1. …Cf6 (défenses Indiennes) : 48 % - 46 %
- 1. …d5 (gambit Dame) : 51 % - 43 %, soit 8 % de chances en plus pour les Blancs.
- 1. … e6 (gambit Dame ou Nimzo-indienne) : 51 % - 44 %, soit 7 % de chances en plus pour les Blancs.
- 1. …c5 : 47 % - 48 %. C’est le seul coup qui semble d’emblée égaliser à peu près pour les Noirs.
Et la plupart des autres coups après 1.d4 donnent un avantage d’au moins 3 % pour les Blancs, parfois bien plus.
Les chiffres bruts ont donc parlé, il est statistiquement bien plus avantageux de jouer 1.d4 que de jouer 1.e4.
Pour finir cette réflexion, j’aimerais m’appuyer sur mon expérience personnelle. Avec les Noirs, j’éprouve bien souvent des difficultés contre 1.d4. Il faut souvent batailler ne serait-ce que pour égaliser. Contre 1.e4 en revanche, il m’est arrivé très souvent de prendre l’avantage d’emblée (je joue presque toujours la Sicilienne). Il y a même des séquences de gain que j’ai rencontrées des dizaines de fois, ce qui ne m’arrive jamais contre 1.d4. La séquence suivante par exemple, qui profite justement de la faiblesse du pion e4 :
1.e4 c5 2.Cf3 d6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cf6 5.Cc3 a6 6.Fe2 e6 7.Fg5 Fe7 8.0‑0


8. …Cxe4 9.Fxe7 Cxc3 10.Fxd8 Cxd1 11.Tfxd1 Rxd8
Et les Noirs se retrouvent avec un pion net de plus.
Il y a même une séquence de la Sicilienne fermée, que je rencontre régulièrement, et qui gagne carrément une pièce mineure. Là encore, la faiblesse du pion e4 nécessite de jouer d3, et après Fe3?, on a la case d4 libre pour une fourchette de pion :
1.e4 c5 2.Fc4 d6 3.Cf3 Cf6 4.d3 e6 5.Cc3 a6 6.0‑0 Fe7 7.Fe3?


7. …d5! 8.exd5 exd5 9.Fb3


9. …d4
Et les Noirs gagnent une pièce.
Alors, que faut-il faire ? Faut-il changer les règles et interdire aux Blancs de jouer 1.d4, au nom de l’équité ? Faut-il au contraire interdire 1.e4, au nom de la correction et de la pureté du jeu ? Je n’irai pas jusque-là. À mon avis le jeu doit rester libre, et les Blancs doivent pouvoir jouer le coup qu’ils souhaitent. Néanmoins, les puristes, ceux qui recherchent le meilleur coup aux échecs, et les pragmatiques, ceux qui recherchent les plus grandes chances de gain avec les Blancs, doivent bien comprendre que 1.e4 est objectivement un coup inférieur. C’est ce que j’espère avoir montré avec cet article.

2 commentaires:

  1. Hé bien hé bien cher Laconique... Je ne vous savais pas si assidu à maîtriser les arcanes du jeu d'échecs !

    La légèreté du sujet et l'indulgence que j'ai senti dans votre billet sur la génération du Baby-Boom me font penser que, pour vous aussi, c'est l'été...

    J'envie cette légèreté, je suis actuellement accaparé par des considérations angoissées sur l'état du pays et des remises en cause philosophiques profondes...

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    1. Ah oui, cher Johnathan Razorback, les échecs c’est plus qu’un hobby chez moi, ça m’a accompagné toute ma vie. J’ai un niveau assez faible, mais j’ai toujours considéré ça sérieusement, et j’ai toujours pratiqué.

      Vous savez, légèreté sur le blog ne veut pas forcément dire légèreté dans ma vie. J’ai toujours pris soin de ne pas trop laisser transparaître mes éventuels soucis personnels sur ce site, donc extrapoler de l’un à l’autre n’est pas forcément pertinent.

      Sinon, pour le reste de votre message, je ne sais pas vraiment quoi dire. Cela fait des années que nous nous côtoyons, et je dois vous dire, mais ce n’est pas forcément un reproche, que je n’ai jamais senti une véritable communication s’établir entre nous. Alors j’aurais du mal à rebondir sur votre désarroi actuel. J’ai souvent eu l’impression que vos considérations sur la société étaient assez abstraites, livresques, et que vous n’avez jamais vraiment livré un diagnostic personnel et objectif sur la société, que vous n’avez jamais vraiment pris la société à bras le corps, hors des constructions élaborées par les théoriciens libéraux qui vous sont chers. La société réelle me semble bien plus primaire et bien plus cruelle que ce qui ressort de vos analyses, surtout pour des mâles intellectuels, ce que nous sommes vous et moi. Que vous le vouliez ou non, vous et moi vivons dans un monde anachronique, nous nous référons à des valeurs : la raison, la vertu, qui n’ont plus grand sens pour quiconque. Cela ne date pas d’hier, et ce n’est pas qu’en France…

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