Né il y a cent ans, mort il y a quinze ans, Jean-Paul II a marqué de son empreinte l’Église catholique, qui l’a canonisé en 2014, avant, peut-être, de le déclarer docteur de l’Église, voire co-patron de l’Europe, comme le souhaitent certains membres de l’épiscopat polonais. Il semble donc que l’Église romaine a pleinement rendu hommage à Karol Wojtyla, et su recueillir les fruits multiples de ce pontificat hors normes. Pourtant, à y regarder de plus près, ne trouve-t-on pas de nombreux signes, discrets, mais révélateurs, qui témoignent d’une certaine prise de recul par rapport à l’enseignement de ce pape ? La crise actuelle de l’Église catholique n’est-elle pas en partie due à cet oubli ?
Jean-Paul II, on le sait, a beaucoup produit. À la fois grand philosophe et grand mystique, ascète, sportif, miraculé, il a traité de quasiment tous les domaines de la vie religieuse, intellectuelle et sociétale : sur ses quatorze encycliques, trois sont consacrées aux différentes personnes de la Trinité, d’autres sont consacrées à la morale, à la défense de la vie, aux rapports entre foi et raison, au travail dans le monde moderne, à l’action sociale de l’Église, etc. Une pensée extrêmement profonde, documentée, qui puise sa richesse dans la prière et la vie de la foi, et pas seulement dans les livres. Le massif est très imposant. A-t-il été reçu à sa juste mesure ?
Dans sa première encyclique, Deus caritas est (2005), Benoît XVI cite le philosophe Friedrich Nietzsche dès le troisième paragraphe. C’est, à ma connaissance, la première fois que ce penseur est cité dans une encyclique catholique. Jean-Paul II, lui, n’est cité que deux fois dans tout le texte, et pas avant le chapitre 27. Jean-Paul II avait pour sa part rendu hommage à son prédécesseur Jean-Paul Ier dès le second paragraphe de sa première encyclique, Redemptor hominis.
Ceci est-il vraiment si important ? Jean-Paul II n’a-t-il pas été canonisé dès 2014, neuf ans après son décès, ce qui est un délai record ? Là encore, il semble que l’Église ait voulu diminuer la portée de l’hommage, en partageant cet honneur entre deux papes, puisque Jean XXIII, l’initiateur du concile de Vatican II, a été également été canonisé ce jour-là (c’est la fameuse messe des quatre papes). Jean-Paul II n’est pas fêté le jour de sa mort, le 2 avril, mais au cœur de l’automne, le 22 octobre, anniversaire de sa messe d’intronisation - peut-être pour ne pas associer son culte à la célébration de la semaine sainte et du temps pascal. A-t-on voulu éviter que ne se développe un culte de la personnalité, alors que Dieu est le seul à qui l’on doive rendre un culte ?
Tout ceci est symbolique, dira-t-on, l’Église ne pouvait pas faire plus, elle a même dédié une chapelle de la basilique Saint-Pierre à la sépulture du pape. Oui, mais lorsque l’on étudie l’enseignement des papes qui lui ont succédé, y retrouve-t-on la marque de Jean-Paul II ?
Jean-Paul II, on le sait, est le pape qui a fait entrer l’Église dans le troisième millénaire (l’image du pape ouvrant la Porte Sainte est restée dans les mémoires). Dans sa lettre apostolique Novo millennio ineunte (2001), il a tracé un chemin clair pour l’Église du vingt-et-unième siècle : « repartir du Christ », replacer « la contemplation du visage du Christ » au cœur de la vie chrétienne. La prière et la contemplation silencieuse du Saint-Sacrement ont occupé une place très importante dans l’existence du souverain pontife, qui a discerné dans l’Occident moderne une « exigence renouvelée de méditation » (Rosarium Virginis Mariae, 28). Appelant à renouer avec « la grande tradition mystique de l’Église », il a souhaité que les communautés chrétiennes s’engagent dans le nouveau millénaire en devenant « d’authentiques écoles de prière » (Novo millennio ineunte, 33).
Benoît XVI, François ont-ils appelé à suivre ce chemin ? François a consacré une exhortation apostolique à la sainteté : Gaudete et exsultate (2018). Il prône une conception ouverte, active, chaleureuse de la sainteté, contre les tentations d’une Église « auto-référentielle ». Il énonce notamment le postulat suivant : « Il n’est pas sain d’aimer le silence et de fuir la rencontre avec l’autre, de souhaiter le repos et d’éviter l’activité, de chercher la prière et de mépriser le service » (n° 26). Pour être tout à fait juste, François condamne également l’activisme et la frénésie du monde moderne, et appelle à se recentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire Dieu. Mais ce qu’il semble avoir placé au cœur de sa prédication, ce n’est pas la personne du Christ, solitaire et dépouillée, mais la prise de conscience des enjeux planétaires, sous un angle peut-être plus politique que véritablement spirituel.
Ces quelques réflexions ne visent pas à diminuer ou à dénigrer qui que ce soit. Elles aspirent simplement à pointer un certain oubli qui semble s’être installé quant à la mémoire de Jean-Paul II. Jean-Paul II a fait entrer l’Église dans le vingt-et-unième siècle, au prix de beaucoup de souffrances et de sacrifices. Il a tracé un chemin clair pour celle-ci, un chemin exigeant, qui puise aux sources de la Révélation chrétienne, sans négliger aucun des apports des siècles qui ont suivi. L’Église s’est-elle vraiment et résolument engagée sur ce chemin ? L’Église actuelle suit-elle vraiment sa propre voie, à l’encontre des courants du monde, ce monde qui est censé la haïr comme il a haï son fondateur ?
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