Relu Les Faux-Monnayeurs d’André Gide. Impression globale assez négative, je dois le reconnaître. Bien sûr, cela se lit bien, on retrouve la langue parfaite de Gide, son style si correct, si précis, qui ne pèse jamais. Le génie français dans sa quintessence, fait d’intelligence, de clarté, d’ironie irrévérencieuse. Mais des côtés très agaçants malgré tout. Tout l’ouvrage est tourné contre le personnage de Passavant, le rival d’Edouard, rival à la fois littéraire et auprès des jeunes garçons. Passavant, c’est bien sûr Cocteau, l’étoile littéraire des années vingt, brillant, superficiel, vaniteux, couronné de succès, homosexuel de surcroît. La ficelle est vraiment grosse, et très insistante. D’une manière générale, tout le traitement des personnages m’a déplu. On sent que Gide a voulu rivaliser avec Dostoïevski, et il échoue précisément là où celui-ci excellait, dans le domaine des personnages. C’est même surprenant chez un homme aussi avisé que Gide, et qui a écrit plusieurs études de qualité sur Dostoïevski. Chez Dostoïevski, les personnages n’agissent jamais comme on s’y attendrait, tout en restant parfaitement cohérents avec eux-mêmes. C’est là son tour de force, presque miraculeux. Ivan Karamazov ne parle jamais de façon à révéler le fond de son être, et il n’en est que plus inquiétant. Stravoguine est toujours extraordinairement correct, sensé, maître de soi, dévoué même, mais il reste d’un bout à l’autre du roman ce personnage machiavélique et malfaisant. C’est cette disjonction entre ce que l’on est et ce que l’on fait, que nous connaissons tous au quotidien, qui rend ces personnages vivants. Chez Gide, et dans le roman même qu’il a voulu complexe, ténébreux, polyphonique, les personnages sont tout d’une pièce, c’en est désolant : Molinier est un fat, Profitendieu est faible, le pasteur Vedel est un prêcheur abominable coupé des réalités, le vieux La Pérouse est gâteux, etc. Chacun de leurs propos est redondant par rapport à ce qu’ils sont. En face de ces marionnettes, Edouard (c’est-à-dire Gide) apparaît comme un modèle de subtilité, de souplesse, d’ouverture d’esprit. Les personnages féminins sont toujours nobles, élevés, victimes de la société, bien plus intelligentes que les hommes falots qui les accompagnent et les font souffrir. Comme tout ceci me déplaît…
On sent déjà la pensée existentialiste qui pointe : apologie de l’individu, de la sexualité, de la rébellion, contre la bigoterie, l’hypocrisie, etc. Et bien entendu, tout cela reste au niveau de la liberté individuelle, comme si les choix s’opéraient hors de toute détermination sociale, comme si l’individu flottait dans la pure liberté.
Au fond, c’est un roman très parisien, et c’est ce qui me gêne. On sent Gide sans cesse désireux de se frotter à Dostoïevski, de sonder les profondeurs de la nature humaine. Le problème c’est que cela paraît gratuit, léger, un pur exercice formel, dénué de poids ou d’enjeu réel. Dostoïevski a vécu, il a été au bagne, s’est marié plusieurs fois, a eu des enfants, a eu des dettes, a été alcoolique, etc. Il ne plaisante pas. Il sait que la vie n’est pas drôle. Il a parfaitement perçu la dimension existentielle de la Bible, sa vérité, au-delà des postures bigotes. Gide, malgré toute son intelligence, reste un intellectuel de Saint-Germain-des-Prés, un homme de salons, de coteries littéraires, et cela se sent dans Les Faux-Monnayeurs. Ce roman reste pour lui un exercice, détaché de lui-même, comme en témoigne le Journal des Faux-Monnayeurs, comme en témoigne le fait qu’il n’a pas eu de véritable suite dans sa carrière. Le Gide que je préfère, c’est celui des récits brefs et impeccables, cristallins, gonflés d’idéal, comme Les Nourritures terrestres, La Porte étroite ou Thésée. Au fond, et malgré tous ses efforts, Gide n’est pas russe, il est terriblement français.
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