« Qu'est l'action ? Qu'est l'inaction ? Les plus sages, là-dessus, s'égarent. Je t'enseignerai donc ce qu'est l'action pour que, le sachant, tu sois libéré du mal. Car il faut être au fait de l'action, au fait de l'action dévoyée, au fait de l'inaction. Les sentiers de l'action sont mystérieux » (Bhagavat-Gîtâ 4, 16-17).
Le monde moderne est caractérisé, semble-t-il, par le primat qu'il accorde à l'action, par opposition aux sociétés traditionnelles, plus contemplatives – du moins dans la représentation que nous en avons. Cette distinction sommaire dissimule en réalité un grand point d’interrogation quant à ce que l'on entend au juste par le concept d'« action ». Cet article se propose d'étudier la conception de l'action dans le monde classique et traditionnel afin de faire mieux ressortir la spécificité de la nôtre à cet égard ; ce qui pourrait expliquer, en grande partie, le caractère erratique et le véritable désarroi qui émanent de tous les actes de la plupart de nos contemporains.
Tandis que, dans le paradigme actuel, la finalité de l'action est l'unique facteur déterminant, dans le monde traditionnel et pré-moderne (sans établir de distinction à cet égard entre Orient et Occident) il n'y a pas de différence entre la source de l'action, sa finalité et son essence. Les trois aspects sont indiscernables, ou plutôt ce qui compte et qui réunit dans une unité synthétique ces trois facteurs est d'un autre ordre – il s'agit de la nature de Celui à qui l'on dévoue l'action. Il n'y a action qu'en fonction d'une entité supérieure, à laquelle l'action est dévouée comme une offrande. C'est là l'enseignement principal de la Baghavad-Gîtâ, son thème majeur. Paralysé de crainte et de compassion à la veille d'une grande bataille fratricide, Arjuna est invité par Krishna à surmonter ses atermoiements en ne considérant que Lui, le Bienheureux, la divinité salvatrice à laquelle tous ses actes doivent être offerts comme autant d'holocaustes saints : « Que ton esprit s'attache à moi, que ta dévotion soit pour moi, pour moi tes sacrifices, à moi tes adorations, et c'est à moi que tu viendras » (18, 65). « Rapportant à moi toute action, l'esprit replié sur soi, affranchi d’espérance et de vues intéressées, combats sans t'enfiévrer de scrupules » (3, 30).
Dans le monde traditionnel, toute action fait l'objet d'une telle perspective dévotionnelle, et pas seulement les actions héroïques du combat ou de la guerre. C'est ce qui a été bien mis en évidence par Julius Evola dans son ouvrage, Révolte contre le monde moderne. La distinction ne s'opère pas entre les grandes actions héroïques et légendaires d'une part, et les actes du quotidien de l'autre, mais entre les actes opérés selon une perspective bassement utilitariste, et ceux accomplis dans la voie dévotionnelle, les seuls valides au point de vue spirituel. Dès lors, n'importe quelle action, n'importe quel métier (Evola parle plutôt des « castes » du monde indo-européen), si vils qu'ils puissent paraître à première vue, sont sanctifiés s'ils sont accomplis dans la bonne perspective : « Nous devons garder à l'esprit cet aspect de l'esprit traditionnel selon lequel il n'y avait pas d'objectif ou de fonction qui en soi pouvait être considéré comme supérieur ou inférieur à un autre. La vraie différence était plutôt donnée par la façon dont l'objet ou la fonction était vécu. La voie terrestre, inspirée par l'utilitarisme ou par la cupidité (« sakama-karma ») s'opposait à la voie céleste de celui qui agit sans se soucier des conséquences et pour le bien de l'action elle-même (« niskama-karma »), et qui transforme chaque action en rite et en offrande. » Il n'y a donc pas de distinction entre vie profane et vie dévotionnelle : la vie dévotionnelle recouvre tout et anoblit chaque action, chaque fonction. Evola retrouve des traces de cet esprit jusqu'à une époque relativement récente en Occident, un esprit qui fait que le travail n'était pas considéré comme un labeur pénible et avilissant, mais comme quelque chose qui s'intégrait dans un ensemble plus vaste, dans une cosmogonie sacrée : « Le sentiment de joie et de fierté dans sa propre profession (de sorte que n'importe quel travail, aussi humble soit-il, pouvait être accompli comme un « art ») [a été] préservé dans certains peuples européens jusqu'à récemment comme un écho de l'esprit traditionnel. (…) L'ancien paysan allemand, par exemple, vivait sa culture de la terre comme un titre de noblesse, même s'il n'était pas capable de voir dans cette œuvre, contrairement à son homologue persan, un symbole et un épisode de la lutte entre le dieu de la lumière et le dieu des ténèbres » (I, 14).
On aurait tort, encore une fois, de limiter cette conception au seul domaine de la sagesse orientale. Toute la conception néo-testamentaire de l'action est dictée par le même esprit : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu » (1 Co 10, 31). « Et quoi que vous puissiez dire ou faire, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus, rendant par lui grâces au Dieu Père » (Col 3, 17). L'enseignement de Paul, des évangélistes, du Christ lui-même est à cet égard constant : toute action doit être rapportée au Père, dans le Christ. Toute action, même la plus indifférente, même manger, même boire (on en déduit aisément l'importance fondamentale accordée à la parole, importance soulignée tout au long de la Bible, et qui contraste péniblement avec l'incontinence et les outrances verbales de notre temps). Dans son Éthique de la liberté, le penseur protestant Jacques Ellul montre bien qu'au regard de Dieu il n'y a pas de distinction entre un domaine sacré et un domaine profane, et que toute action doit être effectuée dans la perspective de Dieu : « Tout ce que fait l'homme, si profane, si indifférent cela soit-il, est soumis à ce jugement. Nous sommes à cet égard extrêmement déformés par des siècles de morale chrétienne : nous avons pris l'habitude de considérer que certains actes sont spirituels (la prière, les actes de charité, le culte, etc.), certains actes sont du domaine de la morale (faire du bien à son prochain, ou du mal) et que le plus grand nombre des actes sont neutres ou indifférents. (…) Or, toute la pensée biblique va à l'encontre de cette conception et de cette division. Tout est soumis au jugement de Dieu. Il n'y a pas d’œuvre spécifiquement spirituelle : manger, boire, se vêtir sont des actes ayant un sens spirituel tout autant que prier ou chanter des cantiques. Il n'y a pas d’œuvre spécifiquement morale : car tout se solde en définitive par un bien ou un mal envers le prochain. Il n'y a pas d’œuvre indifférente ou neutre parce que, aux yeux de Dieu, rien de ce que fait l'homme n'est indifférent. Parce que c'est l'homme qui le fait (cet homme que Dieu aime), il prend en considération tout ce qui est fait par ses mains » (II, 1).
Il faut bien comprendre que, dans cette perspective, ce n'est pas seulement la « coloration spirituelle » de l'acte qui est déterminée par l'attitude dévotionnelle, mais c'est la possibilité même d'agir qui en dépend. Sans elle, il n'y a pas d'action, tout simplement : « En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire » déclare le Christ (Jn 15, 5). « C’est Dieu qui agit pour produire en vous la volonté et l’action » (Ph 2, 13).
Telle est donc l'attitude de l'homme traditionnel, occidental et oriental, face à l'action. À présent, il faut nous demander quelle est la motivation, la source de l'acte dans notre société moderne sécularisée. Une analyse approfondie de la genèse et de la structure de la mentalité de l'individu contemporain nécessiterait une étude à part entière. Ce qu'il faut comprendre ici, c'est que l'individu contemporain a perdu son vis-à-vis transcendant, ce qui a des conséquences énormes, à la fois pour son équilibre propre et pour la cohérence de son action envisagée globalement. C'est sans doute la tradition phénoménologique, issue, on le sait, de Descartes, qui exprime le mieux la situation nouvelle de l'individu face au monde. Ce qui est premier, ce n'est plus la divinité, c'est la conscience, comme l'a fort clairement expliqué Jean-Paul Sartre dans L'Être et le Néant : « Rien n'est cause de la conscience. Elle est cause de sa propre manière d'être. » « Elle peut être considérée comme l'absolu » (introduction, III). C'est là exactement l'attitude spontanée et jamais remise en cause de chacun d'entre nous face à l'existence. Notre conscience des choses est l'absolu, et donc nos sentiments nous gouvernent. Nous ne dédions pas nos actions au Seigneur, mais nous subissons les volontés tyranniques et contradictoires de nos impulsions immédiates. C'est de là, de cette absence d’Interlocuteur, de ce paradigme nouveau et inédit, que proviennent l'instabilité substantielle, l'espèce de frénésie, les alternances brutales d’euphorie et de découragement qui caractérisent nos contemporains, même masculins. La vie sociale est devenue un asile de fous, car l'action a été coupée de sa racine fondamentale. Il est bien certain que si chacun se considère (et comment pourrait-il en être autrement ?) comme un absolu, alors toute vie sociale est sapée dans son fondement même. L'incohérence, le délire et finalement la violence, fruits d'une insécurité substantielle désormais nichée au cœur de chacun, se déploient et prennent possession du monde, comme autant de spasmes de la Bête relâchée sur Terre dans l'Apocalypse (Ap 13).
L'action qui n'est plus dévouée flotte dans le vide, dans sa gratuité vaine. De là l'angoisse, le vertigineux sentiment d'absurde qui hante l'homme moderne, comme on le voit chez Camus et Dostoïevski : pourquoi Meursault tue-t-il l'Arabe dans L'Étranger ? pourquoi Raskolnikov tue-t-il la vieille au début de Crime et Châtiment ? Pour rien, parce qu'ils sont libres, reliés à rien, parce qu'aucun acte n'a davantage d'importance ou de valeur qu'un autre. Le roman existentialiste, situé à l'apogée de l'époque bourgeoise, juste avant le basculement dans l'aliénation technicienne, a été le lieu où la culture occidentale a rigoureusement tiré les conséquences de ce nouveau statut de l'homme, fondement de lui-même et de tous ses actes.
Cette réflexion demanderait sans doute des prolongements. On pourrait ainsi observer que, loin de comprendre les causes du problème, le monde contemporain s'est au contraire enfoncé toujours davantage dans sa perspective subjectiviste et relativiste : de la psychanalyse au développement personnel, toutes les approches contemporaines de l'agir humain, de ses troubles et de ses dysfonctionnements, ont placé le sentiment à la source de l'action. On pourrait remonter, par une chaîne linéaire, à Rousseau, puis à Descartes, bref à tous ceux qui ont sapé l'appréhension objective de l'existence, selon laquelle le Créateur précède sa créature. Mais ceci excède le cadre de cette contribution qui se limitait à démontrer qu'il y a bien une différence d'essence, et non pas seulement de finalité ou de « façon de faire », entre l'action de l'homme traditionnel et celle de l'homme moderne.
Bonjour Laconique,
RépondreSupprimerJe trouve votre lecture des courants idéalistes modernes (du cartésianisme à la phénoménologie) assez contestables. Certes bien sûr il y a un renversement radical de la relation sujet-objet (primat de la conscience avec l'ego cartésien, suspension de la croyance au monde chez Husserl), c'est un idéalisme. Mais peut-on en conclure que "Notre conscience des choses est l'absolu, et DONC nos sentiments nous gouvernent" ?
En réalité, de Descartes à Sartre, quelque chose de la tradition aristotélicienne, stoïque et chrétienne continue à se maintenir. La liberté est totale chez Sartre, le sujet est en mesure de se choisir lui-même ; le monde ne le possède pas, il se possède lui-même. Si la conscience est absolu, elle n'est pas dans le monde (c'est comme Dieu si vous voulez). Par conséquent il y a bien l'idée d'une conscience-reine et maîtresse de soi qui prolonge la pensée humaniste classique. D'ailleurs, comme par hasard, la morale provisoire avancée par Descartes est une morale stoïcienne.
Par ailleurs, je vous invite à être extrêmement prudent avant d'essayer d'élucider la nature de la modernité à partir de l'influence d'un courant d'idées philosophiques. Parce que la modernité (non moins que l'antiquité grecque), c'est avant tout la diversité idéologique. Vous avez des philosophies modernes tout à fait anti-idéalistes, l'objectivisme de Ayn Rand par exemple. Ou le marxisme, qui n'a guère à voir.
De plus, vous avez un paquet de penseurs déterministes pour lesquels on ne peut pas sortir de la servitude passionnelle des affects (seulement les orienter au mieux), et qui n'adhèrent pas du tout à l'idée d'une conscience individuelle souveraine. On peut ici convoquer des philosophes comme Spinoza, David Hume, le baron d'Holbach, Nietzsche ou Deleuze. Aucun n'adhère à l'idée d'une individualité libre, qui finalement, sous des avatars différents, est une idée commune de la série Aristote-Thomas D'Aquin-Descartes-Rousseau-Kant-Hegel-Husserl-Sartre , au-delà du conflit réalisme/idéalisme.
Vous ne pouvez donc pas réduire la modernité au succès d'un subjectivisme philosophique, c'est infiniment plus complexe. Que la modernité ait des bases philosophiques autre que le moyen-âge occidental, c'est certain, mais il y a manifestement plein de manière de penser autre chose que la philosophie catholique. Il faut se méfier de la tendance naturelle de l'esprit à essayer de réduire tout ce qu'on aime pas à une cause ou une influence unique.
Merci pour votre commentaire, cher Johnathan Razorback.
SupprimerTout ce que vous dites est très juste, et je vais d'autant moins le contester que vous maîtrisez ces sujets bien mieux que moi.
Je ferai juste deux remarques (qui, encore une fois, n'invalident pas votre propos, mais plutôt visent à éclairer mon propre positionnement) :
- Vous dites qu'il n'y a pas que des philosophies idéalistes en Occident, mais aussi des approches anti-idéalistes et objectives, et vous citez le marxisme. Oui, mais justement, ce sont les courants qui se sont plus ou moins écroulés au vingtième siècle (cf. la fameuse fin des idéologies). Le courant marxiste était très influent en France pendant tout le vingtième siècle, il subordonnait effectivement chez beaucoup de gens les théories et les actes à un corpus de pensées supérieur et déterminant (au même titre que le catholicisme dans le camp d'en face). Il y avait donc un véritable « surmoi » chez beaucoup, les pensées et les actes n'étaient pas systématiquement issus de la pure spontanéité. Mais aujourd'hui ? Combien de gens croient encore à quelque chose et se déterminent en fonction de leur croyance ? On ne peut pas dire « personne », évidemment, mais bien moins qu'avant, et sans doute n'y en a-t-il jamais eu aussi peu dans l'histoire du monde (du moins en Occident). Ce qui m'amène à ma deuxième remarque :
- Vous me reprochez d'établir un lien de causalité immédiate entre les deux propositions : « Notre conscience des choses est l'absolu » et « Nos sentiments nous gouvernent ». Au point de vue de la stricte rigueur philosophique et logique, vous avez sans doute raison. Vous pouvez établir une continuité entre Sarte, Descartes et les stoïciens. Certes. Mais j'essaie de me placer au point de vue de la vie vécue, de la vie des gens. De fait, la sensibilité a pris une place de plus en plus prépondérante dans la détermination de l'agir. Il suffit de comparer les textes classiques de l'Antiquité (Homère, Euripide, Platon, les Commentaires de César) et les romans galants du dix-huitième par exemple (Crébillon, Rousseau, Laclos) pour s'apercevoir que quelque chose a changé entre les deux, radicalement. Encore une fois, je ne me place pas sur le terrain de la théorie philosophique, mais plutôt sur celui de l'histoire et de l'observation des mentalités et des mœurs.