Euripide est sans doute l’un des personnages les plus controversés de l’Antiquité. Accusé à la fois par Nietzsche et par Aristophane d’avoir perverti la jeunesse athénienne et précipité la décadence de la cité, il jouissait de son vivant d’un succès prodigieux, au point que, selon Plutarque, les prisonniers athéniens des latomies à Syracuse monnayaient leur libération contre la récitation de quelques-uns de ses vers. De fait, son œuvre a été mieux conservée que celles d’Eschyle et de Sophocle, puisque dix-huit de ses pièces nous sont parvenues, soit davantage que celles de ses deux prédécesseurs réunis.
On peut rappeler brièvement les griefs formulés à l’encontre Euripide : il s’agit, non d’un authentique artiste, mais d’un intellectuel (le premier particulier à avoir possédé une bibliothèque privée d’après la légende), sous influence de Socrate, pétri de dialectique, antimusicien, etc. Il est incontestable que l’on observe chez lui une invasion impressionnante de la dialectique, de la pensée abstraite, souvent liée à la remise en cause de la conception traditionnelle de la divinité (« Il n’est plus juste d’accuser les hommes, s’ils imitent les vices des dieux qui leur donnent de si funestes exemples », Ion). En cela, Euripide répondait au goût du public de son époque, ce qui est après tout la marque d’un artiste à part entière.
Mais ce qui est très étonnant chez lui, c’est que cette conception moderne et innovante sur le plan formel s’associe à la plus rigoureuse orthodoxie quant au fond, quant au propos de la fable et à la conception de la vie et des dieux qu’on y trouve (en dépit des piques polémiques qui frappent à la première lecture). À cet égard, Euripide est bien plus « religieux » que Sophocle par exemple, chez lequel les dieux n’interviennent presque jamais directement, tandis qu’ils sont omniprésents chez l’auteur d’Andromaque (au point qu’on lui a souvent reproché son usage abusif du deus ex machina). Mais cela va bien plus loin que cela. Euripide est par excellence le poète de la terreur sacrée, la plus grande qui soit. Ses tragédies représentent les terribles châtiments infligés par les dieux à ceux qui les négligent. C’est le sujet de la plupart de ses pièces : Les Bacchantes, Hyppolite, La Folie d’Héraclès, Médée, etc. Il met ainsi à jour la raison d’être de l’art dramatique : le spectateur, à travers le filtre protecteur de la mimesis, peut goûter le plaisir de contempler impunément la réalité effroyable de l’existence. Rien n’est donc plus faux que la lecture « naturaliste » que nous pouvons être tentés de faire de son œuvre (peinture des passions humaines, etc.). Il s’agit d’un théâtre religieux, et cela s’exprime aussi par la restauration divine que l’on observe à la fin de ses pièces, restauration miraculeuse qui n’a rien d’artificiel, mais qui donne au contraire son sens au drame auquel on vient d’assister.
Euripide est de plus, il ne faut pas l’oublier, le poète du sacrifice, de la vie offerte pour le salut de la communauté (Iphigénie à Aulis, Les Phéniciennes, Les Héraclides, etc.). Il touche en cela au cœur du mystère religieux de l’existence, et il a sans nul doute joué un rôle non négligeable dans la préparation de la mentalité occidentale au message évangélique (les auteurs de la Septante étaient imprégnés d’Euripide au moins autant que d’Homère, et on sait à quel point le Nouveau Testament est nourri de la Septante).
Il y a un troisième aspect de l’œuvre d’Euripide qu’il ne faut pas négliger, c’est son sens exceptionnel de la dramaturgie, sa très grande intelligence critique. Il est doté d’un sens proprement grec des proportions et de l’harmonie, auquel tout le récit est subordonné, et l’enchaînement des épisodes s’opère toujours chez lui de façon très satisfaisante, très divertissante, logique et instructive. Il s’agit là d’un instinct d’artiste auquel rien ne peut suppléer, et qu’il est difficile d’expliquer à ceux qui en sont totalement dépourvus. Ce n’est pas pour rien que Racine a puisé chez lui tant de sujets pour ses pièces, et Richard Wagner, qui ne l’aimait guère, le lisait néanmoins régulièrement et reconnaissait son influence à travers les siècles (« Nous revenons encore dans la conversation sur l’influence nuisible qu’Euripide a eue sur la poésie moderne, jusque sur Goethe et Schiller », Journal de Cosima Wagner, 2 avril 1874).
La contrepartie de cet agencement rigoureux de la pièce, et du style dialectique qui lui est propre, c’est une certaine raideur de son théâtre. Il est moins spontané qu’Homère, moins lyrique, moins sauvage qu’Eschyle, moins naturel que Sophocle. Chez lui le poète se double toujours d’un critique et d’un intellectuel, d’où l’effet un peu étrange produit par certaines ratiocinations aux moments les plus pathétiques. Son goût de la symétrie, très socratique, casse complètement l’identification naïve aux personnages lors des joutes rhétoriques auxquelles ils se livrent souvent. Il gagne à être lu, plus peut-être qu’à être joué, ce qui peut expliquer la fortune posthume de son théâtre. Mais c’est dans tous les cas un artiste absolument exceptionnel, composite, contradictoire, brillant, à la fois ambivalent et parfaitement maître de son art ; l’un des plus grands assurément qui aient animé la scène dramatique au cours des siècles.
Brillante présentation qui met en appétit pour en lire davantage. Merci.
RépondreSupprimerAvez-vous (re)lu les pièces d'Euripide d'une traite avant l'écriture de cet article ou est-ce le fruit d'une longue digestion ?
RépondreSupprimerMerci chère Colimasson. Non, je n’ai pas relu tout Euripide pour cet article. Je l’ai découvert en 2015 et je le lis régulièrement depuis. J’ai dû le lire deux fois en intégralité, donc je le connais bien.
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