Le film d’horreur Midsommar, du réalisateur Ari Aster, a obtenu en 2019 un beau succès, à la fois public et critique. Il raconte l’histoire de quatre amis américains, étudiants en anthropologie, qui se rendent dans une mystérieuse communauté autarcique de Suède, au moment de son grand festival d’été. C’est l’occasion d’assister aux danses, aux chants, aux banquets de la communauté, de se familiariser avec son mode de vie, en communion étroite avec la nature, jusqu’à ce que des événements traumatisants ne surviennent et ne plongent le groupe d’amis dans un capharnaüm horrifique.
Malgré de gros défauts (traitement superficiel, surtout visuel, de la communauté, bêtise et manque de caractère des personnages, etc.), Midsommar est un film passionnant, parce qu’il pointe très précisément le malaise de l’homme occidental. À de nombreux égards, la communauté de Harga dépeinte dans le film représente une société absolument idyllique pour la plupart d’entre nous. On peut relever les points qui correspondent à la mentalité actuelle :
- La communion avec la nature : c’est le premier aspect qui frappe dans le film, cette vie au milieu des couleurs verdoyantes de la forêt du grand nord. Comment l’homme urbain, qui vit dans la grisaille et la laideur, ne serait-il pas séduit par un tel mode de vie ?
- Le rejet de la technique : il n’y a pas d’écrans dans la communauté de Midsommar, pas de routes, pas d’usines, pas de machines. Ceci parle fortement au désir inconscient de l’homme contemporain, qui a bien intégré le fait que la technologie est avant tout une source d’aliénation et de contrôle.
- La cohésion de la communauté : la communauté de Harga est une communauté « holiste », dans le sens où elle forme un tout insécable, harmonieux, au sein duquel les individus ont relativement peu de marge d’autonomie. En cela, elle rejoint les sociétés traditionnelles, fortement structurées, antérieures à l’individualisme de nos sociétés modernes. Cette communauté est comme une matérialisation de toutes nos aspirations à la solidarité, à l’unité, etc.
- L’autarcie : La communauté est autarcique, elle se nourrit de ses propres productions et semble n’entretenir que des liens fort ténus avec le monde extérieur. Ceci parle à la tendance « survivaliste » qui sommeille au fond de chaque homme moderne.
- Une culture forte et partagée, qui fait sens : comme dans toute société traditionnelle, la vie des individus est régie par la culture du groupe, une culture riche, antique, diversifiée (lois, rites, fêtes, danses, chants, arts, métaphysique, croyances, etc.). Ceci répond entièrement à la quête de sens de l’homme moderne, qui n’est plus rattaché à rien de noble, d’esthétique, de transcendant, ou simplement de commun avec son voisin.
- Le matriarcat : la cheffe de la communauté, la doyenne, est une femme, ce qui entre bien sûr en résonnance avec l’anti-autoritarisme contemporain.
- Le bien-être et la sérénité : ce qui ressort en somme de cette communauté traditionnelle de Suède, au premier abord, c’est une impression de calme et de sérénité, une sorte de clip publicitaire pour la vie champêtre, avec l’aspect « intégration sociale » en plus. C’est la réalisation à peu près complète de tous les désirs conscients et inconscients de l’occidental affairé contemporain.
Bien entendu, la société traditionnelle holiste a un prix, à savoir qu’elle suppose la négation de deux valeurs prétendument chères à l’Occident : la liberté de l’individu, et sa dignité. À Harga, l’individu n’est pas libre, il ne mène pas une vie digne non plus, puisque celle-ci est prise en charge de la naissance (avec des accouplements strictement planifiés à des fins à la fois de renouvellement du patrimoine génétique, et de consanguinité dans le cas des « oracles »), à la mort (nous le verrons). Bien sûr, un Spinoza, un Voltaire auraient condamné la société traditionnelle au nom de la liberté, un Jean-Paul II l’aurait fait au nom de la dignité imprescriptible de l’homme, mais en 2022 nous ne croyons plus guère à tout cela. L’homme occidental semble plutôt empressé de fuir la liberté à tout prix, dans la famille, dans le couple, dans le divertissement. Quant à la dignité, il ne sait plus vraiment ce que c’est, il serait tenté de demander : « À quoi ça sert ? », le confort et la sécurité ont définitivement pris le pas sur tout le reste. Il ne s’agit pas là d’une formule, telle est bien la mentalité actuelle, même chez les intellectuels. Une illustration très frappante en est fournie par l’appréciation contemporaine du célèbre roman d’anticipation d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes. Huxley, on le sait, a brillamment dépeint une société totalitaire, dans laquelle la soumission de la population est opérée au moyen de diverses techniques de détournement du libre arbitre : divertissements, psychotropes, sexualité débridée, etc. Bien entendu, dans l’esprit d’Huxley, il s’agissait de condamner une telle société, et le héros du roman, le « Sauvage », est en quelque sorte son porte-parole à cet égard. Mais pour nos contemporains, la société du Meilleur des mondes est vraiment idyllique, au premier degré ! Nous sommes tout à fait prêts à échanger la liberté contre le bien-être, sans aucun scrupule, c’est même notre vœu le plus cher. Dans son célèbre roman Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq écrivait ainsi, à propos de cette société décrite par Huxley, que « c’est exactement le monde auquel aujourd’hui nous aspirons, le monde dans lequel, aujourd’hui, nous souhaiterions vivre ». Plus récemment, l’auteur Florian Mazé a publié, en avril 2021, un article sur AgoraVox dans lequel il affirme que « Brave New World constitue un monde où l’on s’amuse, où tout le monde s’amuse, même les castes de travailleurs inférieurs. (…) Je vais peut-être choquer les lecteurs intégristes et complotistes, mais je préférerais encore vivre dans ce Brave New World plutôt que dans la poubelle mondiale actuelle (sic) ». Cela a le mérite de la franchise. Le totalitarisme fun et soft plutôt que notre société déprimante.
Si le film s’en était tenu là, cela n’aurait pas eu grand intérêt, cela aurait été une peinture de plus de la société primitive idéale, après celle de Rousseau, les Hobbits de Tolkien, les Ewoks dans Star Wars, les Indiens dans Danse avec les loups, les Na’vi dans Avatar, etc. (la liste est infinie). Mais la grande intelligence d’Ari Aster consiste à dépasser ce stade idyllique, et à pousser la logique de la société traditionnelle jusqu’au bout, telle qu’elle fonctionne effectivement dans la réalité. Nous avons abordé le sujet du contrôle des naissances, lequel s’effectue dans le film par divers moyens de sélection des parents, d’altération de la volonté et du consentement, etc. (méthodes préconisées par Platon dans La République, rappelons-le, cf. livre V). Mais la mort elle aussi est au pouvoir absolu du groupe. Dans le film, les individus âgés de soixante-douze ans sont considérés comme ayant achevé leur parcours terrestre, ils sont tout bonnement éliminés, précipités du haut d’une falaise, achevés à coups de maillet au besoin. Rappelons qu’à Sparte ce sont les nouveau-nés malingres ou malformés qui étaient précipités du haut d’une falaise. La pratique dite de l’« exposition » était bien connue dans l’Antiquité. En ce qui concerne les adultes, Platon, une fois de plus, a tracé le programme dans La République, avec l’élimination des citoyens inutiles, malades, etc. (cf. 407d). Il ne s’agit pas de délires gores du réalisateur, mais bien de la logique de la société holistique, telle qu’elle a toujours existé, et dans laquelle la vie de l’individu compte peu par rapport à la cohésion du groupe. Ces scènes de mises à mort, ainsi que ce qui suit (perpétration de sacrifices humains et autres joyeusetés), plongent le spectateur occidental en plein dilemme, en pleine dissonance cognitive. D’un côté, il est fasciné par la société traditionnelle, l’existence contemporaine est tellement vide et déshumanisée qu’il est prêt à souscrire de tout son cœur à la régression vers une société holistique, laquelle lui semble combler toutes ses aspirations fondamentales ; de l’autre, certaines conséquences de ce mode de vie lui paraissent tout de même un peu dures à avaler, il est prêt à renoncer à sa liberté, pas de problème, mais lorsqu’on touche à sa vie certaines réticences finissent tout de même par se manifester. Notons bien que ce ne sont jamais les idéaux de la société traditionnelle qui sont mis en question ; encore une fois, l’occidental ne croit plus à rien donc il est tout à fait prêt à faire litière de toutes ses valeurs ; aucun jugement moral ou idéologique n’est jamais porté tout au long du film, les « valeurs » qui sont les nôtres ne sont jamais défendues par personne, ni même nommées. Non, c’est lorsqu’on menace son sacro-saint confort, lorsqu’on soumet son existence même à des impératifs supérieurs, c’est alors que l’instinct de l’occidental se réveille et se rebiffe.
Ce que Midsommar reflète admirablement, c’est le désarroi complet de l’homme moderne, sa totale perte de repères. Comme l’a écrit Jacques Ellul dans Les Sources de l’éthique chrétienne, « notre civilisation a rompu les attaches avec la civilisation traditionnelle, (…) nous sommes dans un monde nouveau, sans commune mesure avec les précédents ». C’est là une rupture définitive, et malgré toute la nostalgie du monde, il n’y a aucun retour en arrière possible. Tous les intellectuels traditionalistes, monarchistes, néopaïens, etc., sont des poètes avant tout, ils sont déconnectés de la vie réelle et de ses rudes déterminations. Mais l’arrachement à la société traditionnelle, le plus dur arrachement qui soit, l’Occident a pu l’effectuer parce qu’il obtenait en compensation des biens supérieurs à tout ce qu’il a perdu : la dignité de l’individu, lequel est unique et premier aux yeux de Dieu, la liberté, le primat de l’espérance par rapport aux contingences, le primat de la charité par rapport aux intérêts et à la tradition. On aura reconnu les valeurs chrétiennes, et ce n’est pas un hasard, car c’est bien le christianisme qui a opéré cette grande rupture et l’a propagée – au prix de beaucoup de souffrances et de malentendus – dans le monde entier. Seulement voilà, les conséquences du christianisme nous sont restées (l’individualisme), mais elles ont été coupées de leur source, de leur racine, du fait du grand mouvement de sécularisation et d’athéisme, puis de nihilisme, et tout simplement de bêtise, qui s’est développé depuis maintenant plusieurs siècles. Nous avons quitté la Tradition, mais nous nous sommes détachés de Celui qui nous a poussés à le faire et qui seul rendait cette situation vivable. C’est cela qu’illustre Midsommar, malgré tous ses simplismes et toute sa superficialité : la nostalgie d’un mode de vie perdu, l’attrait quasi hypnotique que l’Ancien Monde, le monde condamné par Dieu et cloué sur la Croix avec le Christ (cf. Col 2, 14), exerce encore, malgré toutes ses horreurs, sur nous tous, hommes de peu de foi.