17 mars 2023

Fragments, mars 2023

- Philadelphia, de Jonathan Demme (1993) : le film est absolument paradigmatique de l'époque, par la façon qu'il a de souligner sans cesse le fait que le protagoniste (le malade, joué par Tom Hanks) est un excellent avocat, un praticien hors pair. En un mot, un homme parfaitement intégré dans le système, parfaitement apte à remplir son rôle, et en premier lieu à générer du profit. C'est cela qui compte, c'est pour cela que l'on peut avoir de l'empathie pour lui. Dans le cas contraire, il aurait été considéré comme un loser, et l'identification avec lui de la part du spectateur aurait été beaucoup plus problématique. À partir du moment où c'est un excellent technicien, il peut faire ce qu'il veut de sa vie privée, nous n'avons pas à la juger. Voilà le message du film. Mais pour bénéficier de cette indulgence sur le plan des mœurs, il faut avant tout être intégré socialement, c'est-à-dire, fondamentalement, maîtriser les rouages techniques de sa discipline – ici le Droit. On se doute bien qu'un chômeur inadapté ayant contracté le sida suite à sa fréquentation de prostituées n'aurait pas suscité la même empathie. Dans ce cas, cela aurait été plutôt considéré comme quelque chose d'assez gênant, comme le fait d'un pervers, creepy, comme le répètent sans cesse les anglo-saxons. Le film illustre donc de façon vraiment caractéristique le grand paradigme de l'époque (que l'on retrouve aussi chez Houellebecq) : subordination de l'homme au complexe technicien d'une part, défoulement compensatoire et recherche du sens de la vie dans les liens émotionnels, sentimentaux, sexuels, d'autre part. En un mot, la double aliénation, technique et émotionnelle, l'univers parfaitement clos sur lui-même.

- Ce qui frappe, quand on regarde les images de personnes qui sont vraiment dans la vie active (élus locaux), c'est leur laideur (hommes comme femmes). Chairs flasques, yeux exorbités, air ahuri. Voilà ce que devient l'être humain confronté à la vie moderne dans ce qu'elle a de plus actuel, de plus caractéristique. La vie moderne détruit l'individu, et en particulier elle détruit tout sens de la noblesse, de la tenue, de l'idéal. À comparer avec ce que l'homme parvenait à obtenir de lui-même dans le monde grec.

- Impuissance foncière de l'homme de bonne volonté à changer quoi que ce soit dans le monde actuel. C'est que toutes les bonnes volontés ne s'occupent que des actes, des structures, de l'organisation, etc., c'est-à-dire de choses fondamentalement extérieures. Or, comme l'enseigne le Nouveau Testament, c'est l'être même, à la racine, qu'il faudrait changer. Tant que l'on ne s'occupe que de l'efficacité, des manifestations extérieures, on reste dans le même paradigme, qui détermine tout en fin de compte. Tout change, mais le milieu ne change pas, et c'est le milieu qui détermine tout le reste, comme je l'ai expérimenté maintes fois lors de ma vie professionnelle.

- Il y a aussi une malédiction du monothéisme. Le rêveur solitaire, au crépuscule, en 280 av. J.-C., à Pompéi ou à Knossos, pouvait s'estimer vraiment seul, vraiment libre, contempler un infini de possibles ouverts devant lui, éprouver le sentiment de l'existence dans ce qu'elle a de plus enivrant, de plus pur. Tout a changé avec le christianisme. Désormais cet homme doit se reconnaître pécheur. Pire, il ne peut plus jouir de cette ivresse de la solitude et de l'infini : par le Christ, par le Dieu unique, il est en quelque sorte solidaire de tous les hommes, tous sont reliés de façon invisible et ont un destin commun. Le monde absent devient présent dans un coin de son esprit. C'est comme si le monothéisme avait opéré une clôture du monde, comme si un gigantesque couvercle avait recouvert l'infini du ciel et de l'existence.

4 commentaires:

  1. Je vous ai trouvé meilleur sur cette série de fragments que sur la précédente, cher Laconique. Votre regard s'y fait plus acéré et pertinent. Seul un homme revenu de tout peut écrire de telles choses.

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  2. Merci à vous, cher Marginal. Vous me faites rire. Oui, j’en ai vu des choses ! Mais il reste encore un peu de candeur en moi, je n’ai pas atteint le stade ultime du désabusement, j’essaie de cultiver « l’esprit d’enfance », comme dit la Bible.

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  3. Je vous imagine très bien devant le spectacle d'élus locaux s'exprimant sur les sujets "électriques" du moment.

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    1. Il est en effet fort probable que je me sois déjà trouvé dans cette situation, mais il est encore plus probable que je ne m’y suis pas du tout senti à ma place !

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