Il y a quelques semaines, Colimasson m’a suggéré de m’intéresser à l’ouvrage de Jean Borella, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien. Ce n’était pas la première fois que cet ouvrage était mentionné dans nos échanges, aussi je me le suis finalement procuré et je suis à présent à même d’en fournir un compte rendu succinct.
Ésotérisme guénonien et mystère chrétien a pour objet une controverse doctrinale avec le célèbre penseur « pérennialiste » René Guénon quant à la nature du christianisme. Je connais mal la pensée de René Guénon, n’ayant lu que deux de ses ouvrages, la fameuse Crise du monde moderne et, plus récemment, Le Roi du monde. C’est une pensée qui m’est étrangère, puisque je ne partage pas la condamnation que formule Guénon à l'encontre de la philosophie, et que le commerce de Platon, Épictète, Descartes, Kant et Nietzsche, entamé dès ma vingtième année, ne s’est jamais interrompu et constitue l’essentiel de ma formation intellectuelle. Je ne suis pas attiré par l’ésotérisme, je me situe résolument du côté de la clarté de la pensée méditerranéenne, qu’elle soit philosophique ou biblique. Aussi, je dois confesser qu’une très grande partie du contenu de l’ouvrage de J. Borella, dont je reconnais l’érudition, l’extrême finesse du propos et l’extrême sûreté d’expression, est demeurée hors de ma portée. Les quelques lignes qui suivent ne peuvent donc constituer guère plus qu’un aperçu succinct des divergences qui nous séparent quant à l’appréhension de la révélation chrétienne, et en aucun cas une réfutation approfondie et argumentée de thèses qui me dépassent largement et qui se situent sur un terrain théorique qui n’est pas du tout le mien.
L’essentiel de la polémique entre J. Borella et R. Guénon tourne autour des notions d’« ésotérisme » et d’« initiation ». Il semblerait que René Guénon considère le christianisme institutionnel comme une « descente exotérique du christianisme ». Pour Guénon, « les rites institués par le Christ étaient purement initiatiques et formaient ce qu’on peut appeler l’initiation christique ». Puis, en raison de la décadence spirituelle du monde gréco-romain, « une descente générale de tous les rites, du niveau ésotérique au niveau exotérique », a dû être opérée, « afin que l’humanité occidentale ne fût pas privée de toute influence spirituelle ». C’est cette thèse d’une « descente exotérique du christianisme » que Jean Borella s’attache principalement à réfuter : pour lui, l’enseignement et les dons spirituels du Christ ont été intégralement préservés dans le dogme et dans les rites catholiques, et en particulier dans les sacrements. J. Borella examine longuement la question de l’institution des sacrements, de leur validité et de leur mode opératoire, et il conclut que « la nature des sacrements est immuable » et que « l’ordre sacramentel est incorruptible ».
Un autre point débattu dans l’ouvrage est celui de l’existence d’une « gnose chrétienne ». Pour J. Borella, « le Christ a donné à quelques Apôtres un enseignement réservé que Clément [d’Alexandrie] désigne du nom de gnose. Ces Apôtres, ce sont Pierre, Jacques et Jean, auquel (sic) s’adjoint Paul ». Il y a donc dans l’Église, à côté du Magistère officiel et de la hiérarchie ecclésiastique, « un Magistère doctrinal » qui, d’après Origène, sert au premier de modèle et d’autorité en matière de « science de la foi ».
J. Borella examine également les notions de « mystère » chrétien et de « discipline de l’arcane », sur lesquelles je ne suis guère en mesure d’apporter quelque éclaircissement que ce soit.
L’ouvrage de J. Borella est sans nul doute admirable, en ce qu’il constitue une réponse à peu près irréfutable aux allégations de René Guénon concernant le christianisme et son prétendu caractère « exotérique ». En se plaçant sur le terrain de Guénon, celui de l’ésotérisme, de la gnose et de l’initiation, J. Borella démontre de façon tout à fait convaincante que tous ces éléments ont été intégralement préservés, pour celui qui sait les chercher, dans le dépôt de la foi catholique. À cet égard, c’est sans nul doute un grand livre ; un livre et une pensée qui me sont néanmoins, je l’ai dit, à peu près totalement étrangers, en ce qu’ils s’appuient sur des structures et des dogmes dont je ne trouve nulle trace dans les Écritures, et qui vont même, à mon avis, contre le sens de la révélation biblique (le cas des sacrements étant le plus caractéristique, qui réintroduit un élément magique et mécanique là où dans la Bible il n’est question que de foi). C’est toujours le grand écueil auquel la pensée catholique ne manque presque jamais de se heurter : l’instauration d’instances spirituelles nouvelles, à peu près autonomes par rapport à l’Écriture et au message du Christ, instances grandioses et marmoréennes auxquelles on prête toute l’autorité et que l’on adore de fait (le Magistère de l’Église, la hiérarchie ecclésiastique, etc.). On retombe ainsi très vite sur des rites, du sacré, de la « spiritualité », toutes choses absentes des textes et même en contradiction avec le corpus biblique (rappelons que dans la Nouvelle Alliance il n’y a qu’un seul prêtre, le Christ, cf. He 7). Et c’est pour cette raison que la discussion peut être aussi riche, aussi fournie, entre R. Guénon et J. Borella : ils partagent au fond la même vision des choses, du mystère et du sacré, ils sont dans une quête spirituelle, quand la Bible traite de la vie et supprime tous les intermédiaires entre Dieu et l’homme.
Il y a un élément bien caractéristique de ce positionnement de J. Borella : il cite abondamment les Pères de l’Église (en particulier Denys l’Aréopagite, Clément d’Alexandrie et Origène), peu le Nouveau Testament, et à peu près jamais l’Ancien. Comme tant d’autres avant lui, il ne fait à peu près aucun cas du fondement juif de la Révélation. C’est bien la Tradition qui constitue pour lui l’autorité suprême, plus que la méditation de l’Écriture elle-même. En quoi il se sépare radicalement du penseur en qui je me reconnais le plus en ces matières, à savoir Jacques Ellul. Pour moi, comme pour Jacques Ellul, le Dieu de qui dépend en définitive notre salut n’est pas le Dieu d’Origène ou celui de Denys l’aréopagite, mais c’est le Dieu du Sinaï, le Dieu des Juifs, le Père de Jésus, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob.
Je vous remercie cher Laconique de vous être rompu à cette lecture que je vous ai suggérée, de manière finalement malavisée mais il fallait en passer par là pour le savoir. Je ne suis pas revenue sur cet Esotérime guénonien depuis que je vous en ai parlé mais ça ne saurait tarder et je prendrais en considération avec grand profit vos remarques qui sont justes dans leur ordre. Il est vrai que l'ordre de Borella et le vôtre ne sont pas tout à fait identiques ! Quant au mien, il est oscillant.
RépondreSupprimerComme vous, comme la Bible, je considère que le Christ est le seul prêtre et que les Ecritures doivent être méditées avant tout autre texte. Mais le propos de Borella ne me semble pas infondé et le respect des rites et de la hiérarchie ecclésiastique me semble avoir son fondement et une légitimité parfaitement assurée pour éviter certains égarements qui pourraient se produire dans le cadre d'une trop grande libéralité dans cette activité, elle-même très libérale, de l'interprétation fantasque des Ecritures.
Je citerai ainsi Laurent Thirouin qui écrit, à propos de Pascal, dans un très bon livre (que je n'oserais vous recommander!) intitulé "Pascal ou le défaut de la méthode" : « L’humble soumission aux formalités, faute de quoi le chrétien glisserait dans la superbe, ne doit pas autoriser la transformation en formaliste. »
Merci pour ce retour de lecture !
Il n’y a pas de mal, chère Colimasson, vous n’avez pas été si « malavisée » que ça, c’est un livre brillant, très cohérent, et il m’a aidé à me situer moi-même.
SupprimerToute cette école « pérennialiste » est très intéressante, il faudra que je revienne à Guénon quand j’aurai le temps, en ce moment je suis plus dans Julius Evola (Révolte contre le monde moderne, je connais peu d’auteurs aussi érudits que lui dans les doctrines traditionnelles, c’est impressionnant…
Oui, c’est tout le problème de l’Église instituée que vous soulevez là. Il est vrai que la liberté complète conduit presque toujours aux excès, ça s’est vu souvent dans les communautés protestantes. C’est un problème fondamental, j’ai écrit un petit essai qui aborde ce sujet, je vais le mettre au propre et le mettre en ligne d’ici la fin de l’année, j’en reparlerai sans doute sur ce site. Mais il me semble que J. Borella va plus loin : il touche au sacré, il infuse de hautes doses de sacré dans certains rites, certaines instances, et là c’est très sensible, très problématique, car c’est le contenu même de la foi qui est en jeu.
Je vois que vous avez de bonnes lectures (je n’en doutais pas). Je partage complètement la citation que vous transcrivez de L. Thirouin à propos de Pascal, je regarderai peut-être de plus près. Le cas de Pascal est intéressant, c’est un cas typique d’assimilation des Écritures par la logique et la pensée philosophique, c’est exactement le sujet de mon petit écrit qui verra le jour cet automne. Mais je vais arrêter de parler de moi, n’est-ce pas justement Pascal qui soutenait que « le moi est haïssable » ?...
Votre moi n'étant pas le mien, j'aurai grande joie à lire votre essai. Je compte sur vous pour m'en tenir informée.
SupprimerEn écoutant une émission donnée par Etienne Couvert jadis, j'apprends que celui-ci a écrit une critique de Borella. Voilà qui ne m'étonne guère, me rapportant à vos réflexions !
SupprimerEn effet, chère Colimasson, en effet… Il semble même que ce soit le premier ouvrage de Jean Borella, La Charité profanée, qui ait déterminé Etienne Couvert à se lancer dans sa grande entreprise éditoriale contre la Gnose. Tout cela est très intéressant, il y a des vidéos, je regarderai avec intérêt à l’occasion.
SupprimerEtienne Couvert se fait entendre en effet dans un certain nombre de vidéos sur YT. Que Borella soit l'initiateur de l'entreprise de Couvert contre la Gnose me semble assez surprenant tant il existe d'autres partisans plus explicites et visibles de la Gnose dans le milieu "religieux" en général. Mais peut-être jugeait-il que Borella était le plus pernicieux, le plus duplique, le plus subtil. Cela vaut le coup de suivre le parcours qui va de La Charité profanée à la critique explicite de Borella par Couvert.
SupprimerOui, à mon avis dans les milieux « religieux » il y a surtout beaucoup de « guénoniens ». Borella semble avoir été vraiment marqué par Guénon…
SupprimerIl en a été marqué mais il lui adresse une vive critique, quant à sa vision réductrice du christianisme, dans "Esotérisme guénonien et mystère chrétien".
SupprimerTémoignage ouvert de son agacement :
Supprimer"La distinction guénonienne du salut et de la délivrance a son intérêt. Mais comment Guénon peut-il prétendre que chaque fois qu’il est question de salut, il s’agit exclusivement de ce que lui-même envisage sous ce terme ? C’est là un point que nous n’avons jamais compris. Guénon est-il le maître absolu des dénominations ? Le vocabulaire de tous les temps doit-il se soumettre à sa juridiction ? Des mots employés deux mille ans avant lui ne sauraient-ils avoir de sens que celui qu’il lui a plu de leur assigner ?"
Oui, vous avez raison, merci pour cette citation. Il semble en effet que J. Borella soit très critique envers Guénon. Je me procurerai peut-être d’autres ouvrages de lui, pour le moment je ne le connais pas assez pour formuler un jugement définitif à son égard.
SupprimerCe qui est sûr, c’est que Guénon est une figure à part, qui hante toute une partie des milieux « traditionalistes » et intellectuels. Je lis en ce moment Le Règne de la quantité et le signe des temps, et il faut reconnaître que c’est fascinant, c’est d’une cohérence et d’une pénétration rares, et c’est énoncé avec une autorité vraiment bluffante. Guénon est vraiment très fort, il est très difficile de s’extraire de son influence une fois qu’on l’a un peu pratiqué, surtout lorsqu’on touche à des sujets liés à la « spiritualité ». En ce qui me concerne, c’est Jacques Ellul qui me préserve de cette influence guénonienne, car il n’y a pas plus diamétralement opposés que Guénon et Ellul.
Je ne connais pas assez Borella non plus, trois ouvrages ne suffisent pas, surtout que leur publication s'étale sur quatre décennies et que sur cette durée, Borella a eu le temps de préciser ses idées ou de les voir évoluer. Toujours dans cet "Esotérisme guénonien et mystère chrétien", il précise d'ailleurs le sens qu'il donne au mot de "gnose", qu'il utilise avec précaution, et nous sommes loin du sens que lui donne Etienne Couvert lorsqu'il l'attribue à ses adversaires du New Age (et dans ce cas précis, sa critique est pertinente).
SupprimerJe me réjouis de savoir que vous lisez actuellement Le Règne de la quantité et le signe des temps. Cet ouvrage m'avait également éblouie et comme vous, il me semblait être entraînée par un enchaînement de propositions logiques qui, dans la structure au sein de laquelle elles sont prises en tout cas, sont d'une efficacité redoutable. Guénon est marqué d'un esprit "géométrique" qui peut rapidement pousser au radicalisme. Mais Guénon a ses œillères, comme le remarque Borella, et certains préjugés semblent le maintenir injustement à distance du christianisme, tandis que presque par besoin de compensation, il portera aux nues l'hindouisme dont il a forcément une moins bonne connaissance traditionnelle.
Les oppositions Guénon/Ellul m'intéressent évidemment.
Oui, en effet, Borella définit très précisément ce qu’il entend par « gnose chrétienne ». Reste à savoir si c’est compatible avec le donné scripturaire, ce qui est un autre problème…
SupprimerEn effet, Guénon a un tropisme « géométrique » très prononcé, vous en parlez très bien. Et je pense qu’il ramène beaucoup de choses à ce tropisme, y compris le christianisme, son livre sur Le Symbolisme de la Croix doit être éloquent à ce sujet, je le lirai un jour. Et il se trouve que l’hindouisme, les upanishads, se prêtent bien à ce tropisme, comme toute pensée métaphysique (alors que précisément le christianisme à l’origine n’est pas métaphysique).