- Rochedy représente la plus grande trahison qui soit à l'égard de Nietzsche : il le « naturalise ». S'il y a bien une école de pensée que Nietzsche n'a cessé de dénigrer tout au long de son œuvre, c'est bien le scientisme naturaliste. Ses jugements sur Darwin sont à cet égard éloquents : il considérait la pensée de Darwin comme une pensée mesquine, une doctrine de boutiquier anglais. Rien n'est plus éloigné de la pensée de Nietzsche qu'une théorie naturaliste du surhomme, de la supériorité des forts sur les faibles, etc. Contrairement à Schopenhauer, Nietzsche n'a rien d'un dogmatique de la nature. Il se situe dans la sphère culturelle, exclusivement. Mais Rochedy offre à une certaine droite ce qu'elle aimerait trouver chez Nietzsche : une doctrine darwinienne de la légitimité des forts, le lion contre la gazelle, etc. C'est l'horizon intellectuel indépassable de cette extrême-droite des réseaux sociaux, enfermée, on se demande bien pourquoi (et sur ce plan-là ils se valent tous), dans une obsession du biologique, dans un matérialisme borné, dans une inculture crasse sur les plans littéraire, philosophique et philologique. Et Rochedy effectue cette opération vraiment méprisable sur le plan intellectuel : il naturalise Nietzsche, il le rabougrit au niveau des obsessions de l'extrême-droite, il offre à l'extrême-droite, au prix d'une malhonnêteté intellectuelle dont on trouve peu d'équivalents, le Nietzsche dont elle rêve. Nietzsche qui aurait instantanément décelé chez Rochedy ce qu'il est vraiment : un béotien, un homme à courte vue, un symptôme de la décadence européenne, un spécimen achevé du « dernier homme ». Et bien entendu cela fait du clic, cela fait des vues. Cet exemple illustre à lui seul la misère du débat intellectuel sur les grandes plateformes du Net (YouTube et Twitter en particulier).
- Nietzsche accuse Wagner d'être un décadent. Mais Nietzsche lui-même est un décadent. Tout le dix-neuvième siècle est décadent. La ligne fine, nette et ferme de l'esprit européen est morte à la Révolution, et tout est plongé dans la confusion depuis.
- Dragon Ball : Ce qui rend ce manga unique, c'est que l'on a toujours impression que l'accroissement de la puissance de Goku est retranscrite, conquise sur le papier, devant nos yeux. Ce n'est nullement quelque chose de gratuit, de simplement montré, mais l'on sent presque charnellement que l'auteur a dû personnellement en passer par là, par toute cette ascèse, par tous ces efforts, et que la transcription sur le papier n'est au fond que la traduction de processus internes parfaitement authentiques (et vraiment héroïques pour le coup). Le lecteur a vraiment l'impression de sentir dans ses veines cet accroissement de puissance, cette patiente accession au statut de super Sayan. C'est une expérience quasi interactive, qui porte ses fruits dans la vie du lecteur (en termes de confiance en soi, de soif de dépassement, etc.). Il me semble que c'est là la clé de la réussite des très grands raconteurs d'histoire : il faut vivre au plus profond de soi ce que l'on raconte. C'est exactement ce que l'on ressent à la lecture des meilleurs Stephen King : ce n'est pas une terreur fictive à laquelle il nous donne accès, mais une terreur vécue, dépassée par l'auteur certes, mais vécue néanmoins, et dont on sent au plus profond de ses tripes la parfaite authenticité.
- Du point de vue de la langue, Voltaire est l'opposé de Baudelaire. Chez Baudelaire, chaque mot est un coup de massue, on ne peut jamais prévoir sur quoi on va tomber, et il prend plaisir à maltraiter son lecteur en choisissant régulièrement des termes exotiques, inattendus. D'où cette tension permanente lorsqu'on lit Baudelaire, cette impression de lourdeur, de densité minérale. Voltaire est quant à lui d'une modestie extraordinaire dans son usage de la langue. Il ne dévie jamais, ne cherche jamais à se distinguer, à se faire remarquer. Il choisit toujours le terme le plus propre, à la fois exact et neutre, et sa prose se déroule comme le clair filet d'un ruisseau de montagne. On le lit comme on respire, sans y prendre garde.
- Rigoletto de Verdi (d'après Victor Hugo) : il est fascinant de voir comme le romantisme (et Shakespeare avant lui), en s'affranchissant complètement du christianisme, retombe précisément sur ce dont le christianisme avait libéré l'humanité : la malédiction du déterminisme familial.
Vous vous régalez en fragments, vous, cher Laconique ! Grâce à cette forme relativement souple, vous gratifiez ainsi vos innombrables lecteurs des multiples réflexions passionnantes et foisonnantes issues de votre brillant et prolifique cerveau !
RépondreSupprimerJe n'ai pas grand chose à dire au sujet de cette cuvée de mars, cher Laconique, premièrement parce que je dois vous avouer que nous n'avons pas les mêmes fréquentations, je ne connais pas vos relations d'extrême droite ni ne m'intéresse à elles. Pour vous le dire plus franchement, je m'en bats le steak de Rochedy, cher Laconique !
Sinon, Nietzsche est décadent, oui, et, comme vous le dites, c'est tout le dix-neuvième siècle qui part en sucette. D'ailleurs, cher Laconique, vous-même n'êtes-vous pas décadent ? Je pense que vous êtes en quelque sort le point culminant de cette décadence débutée moins de deux siècles en arrière...
Pour ce qui est de Toriyama, je ne sais pas si "l'auteur a dû personnellement en passer par là, par toute cette ascèse, par tous ces efforts". Mais il s'est certainement investi viscéralement dans sa création, c'est ça qui se ressent selon moi, l'authenticité comme vous dites. Et il me semble que l'on trouve plus ou moins ce processus d'accroissement de puissance dans tout Shōnen qui se respecte, et peut-être davantage encore dans Les Chevaliers du Zodiaque que dans Dragon Ball. De là à en faire un lien avec la vie de l'auteur, cher Laconique, bof, je suis un peu sceptique.
Enfin, votre fragment à propos de l'usage de la langue chez Baudelaire et Voltaire me semble très juste, mais vous omettez de mentionner un point essentiel : Baudelaire écrit de la poésie ! Du coup votre comparaison perd un peu de son sens, car dès le départ on ne peut pas vraiment comparer.
Ah, oui, cher Marginal, c’est vrai que j’apprécie ces formes brèves. Et puis elles sont plus adaptées au Net, ce n’est pas vous qui me ferez croire que c’est agréable de lire des pavés sur un écran, j’ai en mémoire vos nombreuses (et justifiées) remarques à ce sujet !
SupprimerBah, Julien Rochedy est une figure para-médiatique de l’extrême droite française, auteur de plusieurs essais d’inspiration nietzschéenne. Certaines de ses vidéos YouTube ont cartonné à l’époque. Je n’ai rien de personnel contre lui, en plus certains signes montrent que c’est sans doute plutôt un brave type, pas tordu, sur le plan personnel. Mais sa figure médiatique illustre toutes les ambiguïtés, pire, les trahisons intellectuelles, auxquelles se prêtent ces plateformes en ligne.
Bah, comment ne pas être décadent en 2024, cher Marginal ? Je suis peut-être en effet à la pointe aiguë de la décadence culturelle, je ne sais pas comment je dois le prendre… Si vous voyiez ma DVDthèque…
Vous vous en battez moins le steak de Dragon Ball, cher Marginal, et vous avez sans doute raison. Oui, c’est bien cela, l’« investissement viscéral dans la création », on ne saurait mieux dire. Dragon Ball est en effet l’archétype du Shonen. Disons que je n’ai connu Les Chevaliers du Zodiaque que par le biais de la télé, mais dans le cas de Dragon Ball on voit vraiment sur le papier, charnellement, que le trait devient plus sûr, plus viril, plus ferme, à mesure que la série avance. C’est vraiment patent, cette évolution de la matière même du maga parallèlement à l’évolution du récit.
Certes. Il n’en demeure pas moins que le parallèle entre les styles de Baudelaire et Voltaire reflète aussi quelque chose de la Weltanschauung dans laquelle l’un et l’autre ont respectivement évolué. C’est ce qui est sous-entendu dans mon fragment. Je sais que vous appréciez ces concepts !