- Il est intéressant de voir comme le sujet d'une œuvre dramatique influe directement sur sa qualité esthétique. De tous les opéras de Verdi, Aida est le seul qui se déroule durant l'âge noble de l'humanité, l'Antiquité profonde, l'âge traditionnel, l'époque de la pleine mesure de l'humanité en tant qu'espèce. Et c'est son opéra le plus solennel, le plus noble, le plus contenu, le plus beau à mon goût. Ayant à représenter une intrigue qui se situe avant l'âge de nos passions vulgaires, le compositeur a été comme dispensé des débordements passionnels qui caractérisent une bonne part de son œuvre, et qui constituaient le point de focalisation unique de la mentalité romantique au sein de laquelle il a évolué. Il y a, certes, de la passion dans Aida. Mais l'univers hiératique dans lequel elle s'exprime en limite l'expansion, et c'est cet environnement hiératique qui devient le principal centre d'intérêt de l'œuvre, et non les protagonistes et leurs sentiments. En cela, Aida est comme un lointain écho du grand rêve sacral qui a animé l'humanité durant des millénaires, comme un témoignage du fait que cet idéal n'est peut-être pas tout à fait mort, et qu'il suffit en quelque sorte de l'invoquer, comme les divinités des contes, pour le voir se déployer à nouveau avec tous ses prestiges et ses envoûtements.
- Chez Rousseau, la subordination de la morale – et de la vie tout entière – à la subjectivité est complètement achevée. C'est même sans doute le premier auteur classique à avoir atteint ce stade, dans lequel nous sommes tous dorénavant plongés. L'ouvrage significatif à cet égard est sans doute Émile. Comment le philosophe s'y prend-il pour éduquer son élève ? Il ne se réfère jamais à des principes objectifs, à un contenu substantiel du savoir, mais il biaise constamment pour s'adapter à la spontanéité de son élève et pour insérer son enseignement à l'intérieur et à la faveur de cette subjectivité. L'élève est considéré comme un être purement émotionnel, incapable de s'élever par lui-même à la compréhension et à l'assimilation de notions étrangères à son expérience immédiate. Ce n'est donc pas un individu libre et raisonnable, mais une espèce de pantin émotionnel, un « sur-animal ». Et c'est exactement la façon dont tout le monde mène sa vie à notre époque : le sentiment subjectif est le seul critère de l'évaluation d'une situation, et le seul moteur de l'acte. Et tout cela est d'ailleurs parfaitement cohérent avec la conception globale que Rousseau se faisait de l'existence, puisqu'il a longtemps nourri le projet, il en parle dans Les Confessions, de rédiger une Morale sensitive, ouvrage dans lequel toute l'existence aurait été considérée, comme son titre l'indique, à travers le seul prisme de la « sensibilité ».
- Rousseau, dans Les Confessions, n'est pas moins dominé par une sensibilité exacerbée, n'est pas plus éloigné de la ferme impassibilité antique, que Proust dans À la recherche du temps perdu. Et pourtant on sent très bien la différence de style en passant de l'un à l'autre : il y a chez Rousseau un atticisme purement classique, une tenue du discours que l'on ne retrouve pas du tout chez Proust, quelque fine que soit sa maîtrise de la langue française. C'est qu'ils n'ont pas vécu à la même époque, tout simplement. Si alangui que fût le tempérament de Jean-Jacques, il a vécu à une époque où tous les cadres de la pensée classique (biblique, antique) étaient encore debout, à une époque où l'usage même de la langue incluait forcément le locuteur dans des structures mentales qui étaient encore verticales, gouvernées par un hiératisme tacite, un hiératisme pour ainsi dire consubstantiel à cette langue. D'où le sentiment d'extraordinaire plénitude qui émane de la prose de Rousseau et de celle des grands auteurs de l'Ancien Régime : Bossuet, Montesquieu, Voltaire, etc. Tout cela se détraque dès Chateaubriand à vrai dire, et il n'a pas fallu longtemps pour que la ruine fût complète. Proust n'est pas plus pervers, plus faible de caractère, plus amolli que Rousseau ; mais Proust n'est plus soutenu par cette admirable architecture civilisationnelle et langagière dont Rousseau était encore complètement imprégné. Alors la vulgarité de ses inclinations apparaît en pleine lumière, comme celle des nôtres, tandis que chez Rousseau et ses contemporains elle était encore comme stérilisée à la source par la noblesse du verbe dans laquelle elle était contrainte de se mouler dès qu'elle sentait le besoin de s'exprimer.
- Nietzsche appartient pleinement à la période « classique » de la pensée européenne. Ses interlocuteurs, ses vis-à-vis, ce sont Platon, Machiavel, Pascal, le christianisme ascétique d'Ignace de Loyola, etc. Dans sa forme même, il se situe dans la pure lignée du classicisme européen, celui du seizième, du dix-septième siècle. Il n'y a rien de moderne chez lui, c'est pourquoi il détestait tant le monde moderne.
- Baudelaire, Nietzsche, Lovecraft : tous les grands stylistes modernes sont des antimodernistes forcenés. Comme s'il fallait être antimoderne pour bien écrire, pour écrire tout simplement. Le monde moderne est tel que seuls ceux qui le détestent et le refusent peuvent accéder à l'expression.
Pouquoi les hommes du 21unieme siècle sont-ils aussi pleunichards qu au 18ème ?
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