- L’événement le plus important de la modernité, c'est bien sûr la fin de la culture. Pendant des millénaires, l'individu n'avait pas à s'interroger sur le sens de sa vie, n'avait pas à opérer de retour réflexif sur son action. La société dans laquelle il vivait lui fournissait le sens de son existence et la justification de soi-même. C'était quelque chose qui allait de soi, dans chaque civilisation. L'événement prodigieux de la modernité, qui a commencé à vrai dire il y a deux mille ans, c'est que cette supra-structure s'est effondrée, et que les individus sont dorénavant livrés à eux-mêmes, à leurs penchants, à leurs appétits, à leurs névroses, à leur solitude en un mot. Et le fait s'est si profondément et si brutalement imposé aux consciences que bien peu de penseurs, bien peu de philosophes ont eu ne serait-ce que le soupçon de ce qui a été perdu. Kant par exemple est complètement étranger à ce genre de considérations. Chez les grands penseurs classiques, il n'y a guère que Nietzsche sans doute qui a clairement saisi le problème.
- Dès qu'un individu s'interroge sur ce qu'il veut faire, du point de vue de la civilisation on est déjà dans une situation de décadence. Pendant toute la période classique de l'humanité, l'individu ne s'interrogeait nullement sur ce qu'il voulait faire, la société décidait pour lui. La part la plus importante et la plus problématique de l'homme, le vouloir, était entièrement prise en charge par le groupe. Dans les sociétés dotées d'un noble idéal, comme la Grèce, l'Égypte, la Chine, il en résultait, pour ceux qui correspondaient parfaitement à cet idéal – et ils devaient tout de même être assez nombreux –, un bonheur dont aucun de nous ne peut plus se faire la moindre idée : le sentiment d'une identité totale entre la volonté individuelle et celle du groupe, entre les désirs personnels et l'existence collective.
- Ce qu'il y a d'intéressant avec Platon, c'est que c'est aussi un grand penseur individualiste. On a tendance à l'oublier, mais le propos de La République c'est en fin de compte l'établissement de la justice au sein de l'individu. La cité juste n'est qu'une image « en plus grand » de l'homme juste. Tout le propos du Phédon ou du Phèdre est un propos complètement individualiste. C'est la traduction dans le paradigme grec de la vieille métaphysique ascétique aryo-indienne. En cela, et Nietzsche l'avait bien vu, les écrits de Platon sont l'expression d'une crise profonde de la culture grecque. Ils auraient été inconcevables à une époque de croissance et de cohésion de cette culture. Platon est donc un penseur fascinant, car il est à la fois l'archétype du penseur holistique (dans La République et Les Lois), et, en même temps, un penseur complètement individualiste, dans la plus pure veine de l'individualisme ascétique.
- Coup de chance, de Woody Allen : tout dans ce film est subordonné à l'intrigue, à l'effet global. Il n'y a pas d'esbrouffe, pas de coups d'éclat destinés à mettre en valeur le réalisateur ou à en mettre plein la vue au spectateur. En cela, c'est un vrai film d'artiste : la cohérence de l'œuvre prime sur les émotions immédiates basiques qui règnent désormais partout dans les médias de l'image. Distinction de W. Allen, qui appartient à une autre génération, une génération disparue.
"Dès qu'un individu s'interroge sur ce qu'il veut faire, du point de vue de la civilisation on est déjà dans une situation de décadence." => On se demande bien ce qui motive chez vous un jugement de valeur aussi réactionnaire, Laconique. On pourrait tout autant vous répondre que c'est seulement à partir du moment où surgit la question de base de la philosophie morale "comment faut-il vivre ?" (Platon, Gorgias), qu'un progrès culturel devient possible. Avant ça, il n'y a que la répétition plus ou moins réussie de ce qui a toujours été pratiqué (et des opérations régulières de déni du caractère nouveau des innovations qui finissent forcément par arriver -le conservatisme romain est emblématique de cette mauvaise foi, chaque nouveau dieu introduit dans la Cité est présenté comme ayant toujours été là et simplement "rétabli", etc.). Or, comment dire que ce qui s'est toujours fait sur la base du préjugé serait bon, sain, irréprochable, etc. avant toute évaluation ? C'est logiquement impossible. La réflexion critique fonde donc sinon la certitude, du moins la possibilité d'un progrès dans la manière de vivre.
RépondreSupprimerPar ailleurs, votre rejet irrationaliste de l'effort de penser par soi-même est évidemment contradictoire avec votre valorisation de Platon. Car le conservatisme de Platon, même s'il termine par poser une doctrine indiscutable que les "sachants" auront à transmettre par voie d'autorité aux "masses", commence tout de même par un effort philosophique visant à sortir de l'opinion pour chercher la vérité (ce qui implique aussi le "Que dois-je faire ?", selon la reformulation kantienne de la problématique morale). Or tout usage critique de la raison (tout ce qui dépasse la réflexion utilitaire, laquelle se borne à ordonner des moyens à des buts pré-définis, définis par autrui, par une autorité sociale, etc.) est nécessairement l'œuvre d'une pensée personnelle. Raison pour laquelle l'irrationnalisme s'accompagne toujours d'un anti-individualisme forcené, comme on le voit chez l'extrême-droite contre-révolutionnaire (Joseph de Maistre, Maurras...) et plus tard dans le fascisme...
Eh, vous êtes dur avec moi, cher Johnathan Razorback… Ma foi, toutes les sociétés traditionnelles étaient conservatrices. Sparte représente un cas extrême, mais c’était vrai pour toutes les civilisations anciennes, l’Egypte, etc. L’expression « novae res » était très péjorative, chez Salluste par exemple, comme c’est expliqué dans cet article. La valorisation de la nouveauté vient en fait du paradigme biblique, linéaire et non cyclique, avec « Voici que je fais toute chose nouvelle » (Is 43, 19), « l’homme nouveau » opposé à « l’homme ancien » (Ep 14, 24), etc. Pour le coup il y a eu là un vrai renversement des valeurs par rapport à tout le monde antique.
SupprimerOui, Platon est rationaliste, mais justement c’est une marque de la décadence de la civilisation grecque. Tel était du moins l’avis de Nietzsche dans un chapitre brillant du Crépuscule des idoles intitulé « Le problème de Socrate » : « Avec Socrate, le goût grec s’altère en faveur de la dialectique. (…) On ne choisit la dialectique que lorsque l’on n’a pas d’autre moyen. On sait qu’avec elle on éveille la défiance, qu’elle persuade peu. » En tant que lecteur assidu de la Bible, j’accorde sans doute moins de crédit que vous à la raison. J’admire votre intransigeance à cet égard. Et les textes de Platon que je préfère ne sont pas les textes très dialectiques, comme le Parménide ou le Philèbe, mais les textes plus coulants, comme Les Lois (où il n’y a presque pas de dialectique), L’Apologie de Socrate ou le Phédon. Je ne pense pas être fasciste pour autant, je connais beaucoup moins bien l’extrême droite que vous, je ne saurais guère me situer très précisément, disons qu’on a fait aussi beaucoup de bêtises au cours de l’histoire au nom du « matérialisme dialectique », il ne suffit pas de se réclamer de la raison pour être raisonnable…
Rebonjour Laconique,
SupprimerJe me permet d'insister parce que vous répondez à côté. Je connais bien sûr l'opinion de Nietzsche sur Socrate. Elle est a mon avis tout à fait fausse: loin que la dialectique soit une marque de faiblesse, un comportement moutonnier "démocratique", etc., c'est au contraire la manifestation du "courage de se servir de son propre entendement" (Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?). User de la raison, c'est prendre le risque de reconnaître qu'on s'est trompé, que l'autre en sait plus que nous. C'est tout sauf une attitude facile ou spontanée. Le dogmatisme brutal de l' "aristocrate" qui assène dogmatiquement ses certitudes est malheureusement une attitude bien plus facile, et banale. N'importe quel gorille d'extrême-droite (ou d'extrême-gauche) est capable d'assener des opinions. L'appréciation de Nietzsche va à l'encontre de tout l'effort d'éducation à l'autonomie, au dialogue. La seule chose qu'on peut lui reconnaître, c'est sa cohérence, puisque Nietzsche, philosophe, se juge lui-même "décadent"...
Donc, je ne vous demande pas si Nietzsche pensait que Socrate était décadent : je vous demande pourquoi VOUS reproduisez un tel jugement.
Vous me citez L'Apologie rédigée par Platon, mais qu'est-ce qu'on y lit ? Qu'une vie "menée sans examen ne mérite pas d'être vécue" ? Vous ne pouvez pas concilier une admiration pour Socrate avec l'idée que s'interroger sur la vie à mener est une attitude décadente. C'est contradictoire. Il n'y a pas de moyen terme entre le traditionalisme et la philosophie. Pour paraphraser Bachelard, je dirais que même lorsque la raison donne raison à une pratique traditionnelle, elle le fait pour d'autres raisons que les raisons de la Tradition. Si bien que le conformisme traditionnel a, en droit, toujours tort.
La décadence et le progrès doivent s'apprécier comme des évolutions culturelles qui nous éloignent ou nous rapproche de la vie bonne. Or, comment pourrons-nous savoir à quelle distance sommes-nous du Bien si on disqualifie l'interrogation sur ce qu'est le Bien, sur la conduite de la vie, etc. ? Comment pourrions-nous progresser sans réfléchir ?
J'ajouterais par ailleurs qu'il y a encore aujourd'hui des sociétés traditionnelles qui s'efforce de plier les consciences aux mêmes normes sociales immuables et indiscutables. L'Afghanistan par exemple. Les femmes afghanes chassées de l'université par les Talibans jouissent-elles d'un bonheur ineffable dont le monde moderne a perdu le souvenir ? J'ai quelques doutes...
RépondreSupprimerMa foi, c’est compliqué tout cela, cher Johnathan Razorback, il y a plusieurs choses. Tout d’abord je ne fais pas de dogmatisme sur ce site, c’est un site de dilettantisme littéraire dans la lignée du Journal de Gide, donc il y a des contradictions partout, c’est normal. C’est vrai que je semble critiquer Platon et professer en même temps de l’admiration pour lui. La clé de l’interprétation réside dans ces mots : « du point de vue de la civilisation ». Oui, du point de vue de la civilisation, la liberté individuelle, (la raison, pour reprendre l’objet de notre débat), est un signe de décadence. Vous employez le terme de Tradition (avec une majuscule), ce qui montre que vous avez parfaitement saisi le pôle à partir duquel je considère l’exercice de la philosophie. Oui, c’est Guénon, Evola, un certain Nietzsche surtout, contre Platon. De ce point de vue-là, le propos que j’exprime est parfaitement cohérent. Les grandes civilisations sont des civilisations holistiques. Il suffit d’aller au département des Antiquités du Louvre pour s’en convaincre. Le paradoxe c’est que personnellement je préfère cent fois Platon à Guénon et Evola. Je suis partagé entre la liberté et l’individualisme chrétien et philosophique, et une conscience philologique (nietzschéenne) que l’homme en tant qu’espèce a atteint son plein épanouissement dans des cultures holistiques et aristocratiques. Du reste Ellul ne dit pas autre chose, j’en parlais l’année dernière dans cet article. Pour lui, le christianisme, en introduisant la liberté dans le monde, a détruit à jamais les beaux édifices civilisationnels tels que ceux qu’on trouvait en Crète, en Egypte, etc. L’âge d’or des grandes civilisations est passé.
SupprimerDe ce fait, le traditionalisme musulman est un faux traditionalisme puisqu’il s’appuie sur un paradigme biblique qui est la négation même du traditionalisme (pour répondre à votre remarque sur l’Afghanistan). Il n’y a guère de retour en arrière possible, le monde ancien a été cloué sur la Croix avec Christ (cf. Col 2, 15).
Quant à l’exercice de la raison, encore une fois j’ai toujours admiré votre rectitude à ce sujet, votre aristotélisme, votre « Ayn Randisme », mais j’y vois aussi les défauts de l’aristotélisme, à savoir une conception un peu abstraite des choses. Bien peu d’événements dans le monde sont le produit de la raison, et à notre époque moins que jamais. La raison ne gouverne pas la vie politique, elle ne gouverne pas les relations entre les hommes et les femmes, ni la vie familiale, ni pas grand-chose en fait. « D’où parles-tu ? » demandait-on en mai 68. Moi, après bien des évolutions, je parle depuis la conception biblique de la vie. C’est là l’absolu pour moi, et non pas la raison qui, coupée de sa Source, conduit toujours à des outrances (cf. Voltaire, Rousseau, Kant, le matérialisme dialectique, etc.).
Je ne vois pas pourquoi la modernité occidentale ne serait pas, elle aussi, une "grande civilisation". N'a-t-elle pas permis un enrichissement sans précédent dans l'histoire humaine ? Augmentée l'espérance de vie ? Étendue l'alphabétisation à toute la société ? Vaincue une foule de maladies ? N'a-t-elle pas favorisé l'émancipation des femmes ? N'a-t-elle pas permise Internet et la conquête spatiale ? etc.
SupprimerEn tout cas je préfère votre christianisme anti-autoritaire à votre romantisme des sociétés prémodernes.
D'ailleurs je pense que les analyses de Bergson sur la mystique et la société ouverte dans Les deux sources de la morale et de la religion vous intéresserait grandement.
Vous signalez des avancées techniques, technologiques, médicales, mais nous ne vivons plus dans une société au sens de la société traditionnelle, à partir du moment où il n’y a plus centralisation de la volonté collective, élan spirituel commun, unité de l’idéal. L’identité spirituelle de l’Assyrie, de l’Egypte ancienne, de Babylone, est facile à établir, et elle se confond avec l’identité politique. Mais que dire de notre identité spirituelle ?... Qu’en restera-t-il ? Quelle impulsion donne-t-elle aux existences individuelles ?
SupprimerMerci pour le lien, je vais regarder. Cela touche aussi une autre de vos vidéos, sur la hiérarchie des cultures et le relativisme culturel.
Je ne connais pas Bergson. Je vais regarder, même si j’ai une longue liste d’attente…
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SupprimerVous trouvez que c'est une évolution, vous, cher Johnathan Razorback, cette "émancipation des femmes" ? Ça vous plaît qu'on vous coupe les couilles ?
SupprimerOui, je trouve que c'est un grand progrès la parité soit atteinte (et même un peu au-delà) dans l'enseignement universitaire français (et sans aucune discrimination légale).
SupprimerContrairement aux petits virilistes comme vous qui cachent leur fragilité derrière un masque cynique, je ne me sens pas castré lorsque le professeur d'histoire, de philosophie, etc. se trouve être une dame.
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SupprimerEh ben, au moins ce qui est bien avec vous, cher Johnathan Razorback, c'est que vous êtes sympa. Et vous avez le sens de l'humour un peu trop développé aussi.
SupprimerPuis vos discours sur la libération de la femme sont d'une telle originalité, pas du tout dans l'air du temps, que ça démontre une belle personnalité, forte, originale. Ma "fragilité" est jalouse, je dois bien en convenir !
Au final, vous avez sûrement raison, c'est très bien cette émancipation. Sauf qu'en attendant vous vous la mettez sur l'oreille et ce n'est pas près de s'arranger. 😆