14 août 2024

Un oracle



Dans la soirée du samedi 13 juillet 2024, saisi d’une intolérable angoisse à la pensée de la situation politique du pays, je sortis précipitamment de chez moi. J’errai longtemps dans les rues de la ville. Je perdis tous mes repères, et je finis par ne plus du tout savoir où je me trouvais. Dans un état d’égarement complet, je marchai, marchai, et les reflets des néons des vitrines se succédaient devant moi dans les flaques du trottoir. Peu après minuit, je levai la tête et je vis que je me trouvais dans le quartier chinois. Je déambulais tristement, sans but, sous les lampions luminescents. Au croisement d’une rue étroite, mon regard fut arrêté par une vitrine modeste : « Yi Jing. Oracles », y lisait-on sous d’indéchiffrables idéogrammes chinois. J’entrai craintivement, et je fus accueilli par un vieux mandarin à la mine patibulaire. « Que voulez-vous ? » me demanda-t-il. « L’instabilité politique actuelle m’empêche de dormir, lui dis-je. Je souhaite connaître l’avenir du pays. » Il m’examina un long moment en silence, puis me demanda mon nom. Après un nouveau silence : « Suivez-moi », finit-il par me dire.
Je le suivis au fond de la boutique obscure, derrière un rideau de perles, à travers les bocaux et les sacs d’épices. Nous nous assîmes de part et d’autre d’une vieille table ornée de motifs chinois, sur laquelle se trouvait un gigantesque exemplaire du I Ching, aux pages maculées de moisissure. Le vieil homme sortit d’une bourse trois pièces trouées et effectua le premier tirage. Il traça un long trait sur une feuille et murmura : « Yang, stable ». Il effectua un second tirage, traça deux traits brefs sur sa feuille et murmura : « Yin, mutant ». Il renouvela l’opération six fois en tout, puis consulta son exemplaire du I Ching d’un air impénétrable. Il prit ensuite une poignée de poudre verdâtre dans un sac et la jeta dans le feu de la cheminée. Une fumée épaisse s’éleva en volutes odorantes. Il prit une large écaille de tortue sur une étagère et la plaça au-dessus de la fumée. Il la retira au bout d’un moment et examina attentivement les traces noirâtres dessinées à sa surface. Il traça des signes sur sa feuille et consulta à nouveau le I Ching.
Au bout d’un long moment, il leva la tête vers moi et prononça les paroles suivantes d’une voix tremblante :
« Beaucoup d’erreurs ont été commises, et beaucoup de nouvelles erreurs seront commises dans les semaines qui viennent. Ce qui s’ouvre à présent, c’est une période de grande instabilité. Les gens seront agités par des passions contradictoires, des alternances d’espoirs déçus, de peur et de colère. Des responsables se présenteront devant l’opinion, et ils échoueront, l’un après l’autre. Le désarroi ne fera que croître. Pourtant, à la fin, l’ordre reviendra, le pays retrouvera la Voie. Un homme gouvernera. Je ne connais pas son nom. Ce sera un homme d’expérience, d'une grande sagesse. Il viendra du sud, du sud-ouest. Ce sera un littéraire, un agrégé de Lettres. Mais ce sera aussi un homme de la terre, un paysan. Comme Moïse, il sera affecté d’un défaut d’élocution, et comme Moïse il réunira la nation. Il ouvrira une ère nouvelle, tout sera renouvelé, et les démons apportés par l’homme de Hongrie seront exorcisés. Tout sera renouvelé. Il m’est impossible de voir au-delà. » Il se tut un instant, puis : « Allez-vous-en maintenant. Sortez. »
Le cœur rempli de frayeur, je sortis dans la nuit noire, tandis que les grondements du tonnerre se faisaient entendre à travers le rideau des nuages.