11 septembre 2024

Fragments, septembre 2024

- L’échec de Nietzsche. Pourquoi Nietzsche n'est-il pas parvenu en fin de compte à offrir une alternative valable au christianisme ? Parce qu'il était encore trop chrétien lui-même. Il y a énormément de gens – et déjà à son époque – pour qui le christianisme ne signifie rien du tout, qui n'ont pas une goutte de mentalité biblique dans la conception qu'ils se font du monde. Ces gens-là ont même à vrai dire toujours formé la grande majorité de l'humanité. Mais Nietzsche, par tradition familiale, du fait du contexte socio-culturel dans lequel il a évolué, et par sa nature la plus intime, appartenait au petit troupeau authentiquement marqué du sceau de l'aspiration biblique. Et il a conservé cette marque jusqu'au bout : il ne cesse de louer l'âme et les Écritures du peuple juif, dans L’Antéchrist il se montre incapable de dire du mal du Christ, il se contente de critiquer saint Paul, etc. L'œuvre de Nietzsche n'est à tout prendre qu'un rameau supplémentaire du grand arbre chrétien, qui s'ajoute à ceux d'Ignace de Loyola, de Pascal, auxquels il ressemble par certains côtés (bien plus qu'à Spinoza ou à Kant). Si bien que ce sont surtout les chrétiens et les anciens chrétiens qui se sont intéressés à Nietzsche : ils ont reconnu un des leurs.
 
- Ce qui est amusant avec Kant, c'est qu'il agit exactement de la même façon dans sa théorie de la connaissance et dans sa philosophie morale. Il utilise l'apriorisme pour retrouver ses tendances idéalistes profondes, derrière un apparent rejet du dogmatisme. Dans la Critique de la raison pure, il veut bien reconnaître que les données issues des sens fournissent tout le contenu de la connaissance, qu'il n'y a pas d'idées innées, mais il rejoint l'absolu, l'inconditionné, à travers les formes a priori de la sensibilité et les catégories de l'entendement. Et la démarche est exactement la même dans sa doctrine morale : il rejette tout dogmatisme moral, toute prise en compte d'une quelconque autorité révélée (et en particulier biblique), mais là aussi il ne s'intéresse qu'à l'a priori et il retombe sur de l'absolu et de l'inconditionnel à travers l'impératif catégorique et la nature purement formelle de la loi morale universelle. Ainsi la morale est finalement sauvée, comme l'étaient les fameux postulats de la raison pratique (liberté, immortalité de l'âme, existence de Dieu) à la fin de la Critique de la raison pure. La constante en tout ceci, c'est cette obstination de Kant à rester au niveau a priori du savoir, comme si l'expérience empirique était en elle-même dégradante. Il y a donc une véritable duplicité chez Kant : derrière un scepticisme de façade hérité de Hume et des Anglais, le vieux fond idéaliste et dogmatique persiste, le vieil idéal métaphysique platonicien refuse d'abdiquer et reprend le dessus in fine, à la dernière minute.
 
- Fini Le Règne de la quantité et les signes des temps de René Guénon. Assez déçu en définitive. Après des premiers chapitres fort engageants, l'ouvrage se perd dans les redites et un propos assez nébuleux, plein de sous-entendus, sans références vraiment tangibles. Intéressant de voir comme la Bible et l'Apocalypse en particulier constituent toujours malgré tout une référence incontournable pour tous ces ésotéristes et métaphysiciens.
 
- En art comme dans la vie, on en revient toujours à la matière. La matière de la musique, ce sont les sons ; la matière de la littérature et de la philosophie, ce sont les mots ; et la matière du cinéma, ce sont les images, le montage et la musique. Un film sans musique et sans montage pour moi n'est pas un film, c'est l'équivalent d'un poème sans mots. Je veux bien que l'on trouve de grandes qualités esthétiques au Stalker d'Andrei Tarkovski, mais ce que je vois, moi, ce sont trois Russes qui parlent dans un terrain vague en 1978. Voilà ce que c'est factuellement. Avec une musique de fond, tout est différent, tout est transcendé. Avec un montage intelligent et audacieux, tout est différent, tout prend sens. Mais sans musique ni montage, l'on en est réduit à ce que l'on voit, c'est comme ça, c'est-à-dire trois Russes qui parlent dans un terrain vague en 1978.