Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« Ipséité de Damso reste pour moi l’album le plus marquant de ces dernières années, me dit-il. Pour notre génération, les albums mémorables, les repères, c’est avant tout Le Code de l’honneur et La Fierté des nôtres de Rohff, et bien entendu la discographie de Booba, Temps mort, Panthéon, Ouest Side, Futur, Nero Nemesis. Booba est plus intelligent, il sait y faire, mais en termes de rap pur, de pure présence, je pense que Rohff éteint Booba. Quant à Kaaris, Or noir est peut-être un peu surestimé, mais c’est un album qui compte aussi, il n’y a pas de doute là-dessus.
- Je ne sais pas quoi te dire, lui répondis-je. Je n’écoute pas de rap. J’écoute de la musique classique, de l’opéra, Richard Wagner. À vrai dire, je ne conçois même pas comment il est possible de tenir un discours critique sur le hip-hop, pour moi ce n’est pas de l’art, cela se situe en dehors du champ critique.
- Tu penses que la musique urbaine se situe en dehors du champ de la critique ? me demanda-t-il, un peu étonné.
- Ma foi oui, répondis-je. Pour qu’il y ait appréciation critique, il faut qu’il y ait un minimum de matière, une aspiration minimale à l’esthétisme et à l’idéal, et ces critères ne me semblent pas du tout remplis dans le cas du rap.
-Je ne suis pas de ton avis, me dit-il. À partir du moment où il y a un champ délimité d’expression, une culture commune en quelque sorte, il y a de la place pour un discours critique. Je vais te prendre un cas extrême, encore plus éloigné des canons de l’art classique que le rap. Il s’agit du jeu vidéo. Pour moi il y a tout à fait possibilité de tenir un discours critique dans le cadre du jeu vidéo. Je ne parle même pas de la conception de jeux vidéo, mais du gameplay, du gaming. Chaque jeu vidéo est un univers clos, avec des procédures limitées, prédéfinies, ce qui ouvre un champ tout à fait légitime à la comparaison des diverses modalités d’exploitation de ces procédures. Prenons le cas d’un jeu simple, Doom par exemple. Il y a un nombre limité d’ennemis, un nombre limité d’armes, avec des caractéristiques bien précises pour chacune d’elles. C’est exactement comme le clavier d’un piano : il y a un certain nombre de touches et des combinaisons possibles entre ces touches. Dès lors on peut comparer les interprètes, leur virtuosité, leur capacité à exploiter l’outil. Par exemple, quels sont les grands joueurs contemporains de Doom ?
« Le premier nom qui vient à l’esprit est celui de Zero Master. C’est un classique. Ses speedruns sont légendaires : son speedrun de l’épisode 1 en mode Ultraviolence en 4:48 minutes, de l’épisode 3 en 3:53 minutes, de l’épisode 4 en 3:44, sont hallucinants. C’est vraiment la perfection, au pixel près, à la frame près. Il a un jeu très fluide, qui repose sur une mémorisation intégrale des positions des ennemis. On sent une fusion complète entre le moteur du jeu et son gameplay, il pousse vraiment le programme à ses limites. Et il n’est pas du tout bourrin, il est très subtil, c’est vraiment de la musique. On sent un investissement intégral, un amour sans limites du jeu. C’est pour moi la légende ultime, et je ne doute pas que s’il y en a un qui atteindra la postérité, c’est bien lui.
« Le second nom qui me vient à l’esprit, c’est bien sûr decino. C’est une star, il peut se payer le luxe de jouer en playmatch avec John Romero himself. Là, nous ne sommes pas tout à fait dans la même catégorie qu’avec Zero Master. Zero Master est un pur gamer, chez decino il y a aussi le côté tech qui entre en jeu. Il connaît parfaitement le code source de Doom, ce qui fait que le jeu n’a littéralement aucun secret pour lui, il le comprend de l’intérieur. Ses tutoriels sont d’ailleurs des classiques, par exemple celui sur le fonctionnement du BFG, ou celui sur les diverses mécaniques de l’armure. Bien sûr, c’est aussi un interprète hors-pair, en particulier en mode Nigthmare. S’il y a un joueur capable de survivre au mode Nigthmare, c’est bien lui, il est un des rares joueurs au monde qui peut se targuer d’avoir fini le jeu en mode Nigthmare, avec pistol start pour chaque niveau, 100% des items, 100% des secrets. Impossible de ne pas citer decino, même si je le trouve moins artiste, moins esthétique dans son jeu que Zero Master ou BigMacDavis.
« BigMacDavis qui est donc le troisième nom que je te citerais, et sans doute mon préféré, celui que j’ai le plus étudié en tout cas. Il a un style très littéraire, je ne parle même pas de ses vocaux, qui sont superbes, dans un anglais magnifique et truculent, mais de son jeu lui-même. Si Zero Master est un musicien, BigMacDavis, lui, est un contemplatif. Ses walkthroughs sont des véritables visites guidées du jeu, aucun détail ne lui échappe, et il est très sensible à toute l’imagerie gore qui fait de Doom un jeu unique, une symphonie macabre, inoubliable. Ce que j’apprécie chez lui, c’est qu’il allie cette sensibilité esthétique avec un côté rationnel, méthodique, « obsessionnel compulsif » pourrait-on dire. Il aime bien finir les niveaux avec ses chargeurs pleins, quitte à retourner en arrière pour grapiller des munitions. Il a une gestion très rationnelle du stock de munitions : par exemple, pour tuer les cacodemons, il emploie deux décharges de double shotgun et il les finit à la mitraillette. Il économise la moindre balle. C’est sans doute aussi pourquoi il utilise tellement la tronçonneuse. Il a une gamme de jeu très étendue, il couvre vraiment toutes les possibilités, il exploite très finement l’attirail d’armes de Doom et Doom II. C’est aussi un virtuose. Son playthrough de la map e4m2, sans doute la map la plus difficile de tout le jeu, est incroyable, d’une précision et d’une efficacité vraiment hypnotiques. C’est de loin mon joueur préféré, celui qui m’a le plus influencé en tout cas.
« Je pense que ces trois joueurs sont vraiment les classiques de la discipline. Une nouvelle génération va arriver bien sûr. De nouveaux standards vont s’imposer. Mais nous sommes, avec Zero Master, decino et BigMacDavis, sur de l’intemporel. Leur œuvre perdurera. »