9 avril 2025

Fragments, avril 2025



- Lu Contre les Galiléens de Julien l'Apostat : l'auteur y attaque les chrétiens en s'appuyant sur les Écritures juives, ce en quoi il n'a pas toujours tort et rejoint certaines vues modernes (protestantes). Il est significatif de voir à quel point, dès cette époque, le paradigme antique avait disparu : toute la critique de Julien repose sur des vues bibliques, il ne s'agit pas du tout d'un retour à Platon ou à Homère, une fois que la vision biblique du monde s'est imprégnée chez quelqu’un, il est quasiment impossible de l'extirper (histoire de la gauche).

- Saint Thomas d'Aquin : au fond, toute la Somme théologique repose sur de la violence : violence de l'argumentation, violence de la raison. On assène au lecteur des vérités, on le contraint à croire. C'est le contraire de toute la démarche biblique, qui repose sur la douceur, le libre choix, la relation immédiate et vivante entre l'homme et Dieu.

- Woody Allen : il y avait une chaleur humaniste dans ses films des années quatre-vingt, qui a commencé à disparaître à partir des années quatre-vingt-dix, à partir des années Clinton (Harry dans tous ses états). Je ne sais pas ce qui s'est passé. C'est comme s'il avait été rattrapé par la logique propre au cinéma (ou celle de l'époque ?), qui l'a poussé à cultiver toujours davantage les émotions les plus accessibles, les plus vulgaires, les plus universellement rentables : le cynisme, la dérision, la jeunesse, la sexualité, etc.

- Il y a une certaine bêtise chez Sénèque, évidente quand on le compare à des auteurs plus fins comme Ovide, Pétrone, Juvénal. Mais c'est précisément cette lourdeur, ce manque de finesse, qui lui donnent toute sa valeur en tant que philosophe, que directeur de conscience : il est comme un bœuf qui creuse toujours le même sillon, et dont le caractère répétitif et laborieux fait tout le prix. Ce qui lui manque en finesse et en vivacité, il le compense par la constance et l'opiniâtreté. Et ce sont d'une certaine manière les qualités propres au philosophe qui sont ainsi mises en évidence : contrairement à une idée reçue, ce n'est pas l'intelligence qui est hypertrophiée chez eux, mais c'est la force de la volonté, l'obstination à rester coûte que coûte fidèles à leur ligne. Sénèque ou Épictète, plus fins, plus souples, plus attentifs aux autres et aux circonstances, en auraient été moins authentiquement philosophes.

12 mars 2025

Pacôme Thiellement : Infernet


Lu Infernet, de Pacôme Thiellement. Il s’agit de la mise par écrit d’une série de chroniques vidéo que l’auteur a faites pour le média Blast, et dans lesquelles il revient sur plusieurs épisodes emblématiques (et souvent tragiques) de l’ère d’Internet aux États-Unis : les affaires Gabby Petito, Marina Joyce, Mother God, Elisa Lam, etc. Le choix des sujets est très bon, en ce que l’auteur a vraiment sélectionné les histoires les plus révélatrices de tout ce petit monde d’Internet, de Facebook, d’Instagram : un monde fait de narcissisme, de bêtise, d’ennui et de fuite de la réalité. Ces récits sont suivis par un texte autobiographique, intitulé « Internet et moi, une confession », dans lequel l’auteur relate avec une grande franchise ses mésaventures sentimentales via Facebook.
Que dire de cet Infernet ? Il faut reconnaître à l’auteur un vrai talent de conteur. Ces histoires sordides sont souvent captivantes, et relatées avec beaucoup de rythme et de savoir-faire. À cet égard c’est une lecture très plaisante. Là où le bât blesse, c’est que Pacôme Thiellement ne se contente pas de raconter, il prétend aussi analyser, expliquer, juger. En un mot il a aussi des prétentions intellectuelles. Et dès qu’il bascule dans ce registre, il tombe dans la lourdeur et les platitudes, telles que : « Les représentations de la divinité ont toujours été un mélange des deux grandes aspirations contradictoires de l’humanité : la quête de justice et l’appétit du pouvoir. » Voilà une question millénaire rondement élucidée ! Et toutes ces petites histoires piquantes et dérisoires de notre modernité sont examinées à travers le prisme de cette philosophie de comptoir, pataude et contente d’elle-même. Le problème c’est que Pacôme Thiellement, si sympathique qu’il puisse être par ailleurs, n’est ni un penseur ni un sociologue.
Ce n’est pas un penseur : il est totalement dépourvu de ce caractère délié de l’esprit, de cette fermeté de la vision et du propos, de cet empire sur soi-même qui caractérisent les vrais penseurs. Il vient du monde de la bande-dessinée, de Hara-Kiri et du professeur Choron, de la dérision et du rire gras. Dès qu’il s’efforce de réfléchir, de prendre de la hauteur, il tombe dans les clichés, dans les formules toutes faites. Le monde de l’abstraction n’est pas fait pour lui, c’est un enfant des images et des écrans, comme tant de nos contemporains. D’où le côté laborieux de ses analyses.
Et ce n’est pas un sociologue : on ne trouve dans Infernet aucune réflexion d’ensemble sur le phénomène d’Internet, en le replaçant dans les perspectives plus larges de l’aliénation technicienne et de la désagrégation émotionnelle moderne. Il se contente d’enfiler les lieux communs sur l’être humain qui a soif de reconnaissance et d’amour. Comme s’il s’agissait seulement de cela ! Le gnostique Thiellement n’est doté d’aucune base théorique (marxiste, biblique, platonicienne, freudienne, que sais-je) qui lui permettrait de mettre en perspective les phénomènes qu’il observe. Il se contente dès lors de jugements moraux de surface sur la nocivité de Facebook, sans jamais approfondir vraiment les ressorts fondamentaux du système qu’il a sous les yeux.
Et c’est là l’aspect le plus irritant – et paradoxal – de cet Infernet : en critiquant Internet, Thiellement est tombé précisément dans le travers principal d’Internet : l’enchaînement de poncifs péremptoires en guise de pensée. C’est comme s’il avait été contaminé par son sujet. En lisant son livre, on a parfois l’impression de lire un post de forum ou un message Facebook. Ce sont les mêmes formules définitives et creuses, faisant appel aux capacités les plus superficielles de l’intelligence. Que tout cela est lourd, mon Dieu… Suis-je donc si différent des autres ?

12 février 2025

Fragments, février 2025


- Umberto Eco, Le Nom de la Rose : c'est de l'érudition folklorique. Le regard à travers lequel est vu cet univers de piété et de réclusion, c'est bien celui de l'utilitarisme technicien. Toutes les idoles modernes sont valorisées : la sexualité féminine, l'image, le rire, la liberté, la subversion, la science, le progrès. Et tout le reste est rejeté dans le domaine du folklore et de l'obscurantisme. Avec des inventaires à la Prévert pour bien faire ressortir l'artificialité de cette ferveur monacale, son côté pittoresque, dépassé. Et c'est la raison pour laquelle l'adaptation au cinéma allait pour ainsi dire de soi : c'est exactement le même paradigme, les mêmes valeurs.

- Barry Lyndon de Kubrick : ce qui est intéressant avec cette adaptation, c'est que Kubrick a suivi le chemin rigoureusement inverse par rapport à la plupart des adaptations : il y a, dans la plupart des romans, quelque chose de noble qui se perd au cinéma, lequel a tendance à tout rendre plus prosaïque. Mais pour Barry Lyndon c'est l'inverse : le roman est une chronique au vitriol, foisonnante, cynique, un peu débraillée, et Kubrick en a fait une tragédie altière et mélancolique. Le cinéma de Kubrick est un art froid qui tend à l'intellectualisation et à l'abstraction : le même processus a eu lieu avec son adaptation de King, de Schnitzler, etc.

- L'immoralisme – nietzschéen, gidien – ne tirait son prestige, son autorité, sa puissance d'attraction, que parce qu'il s'exprimait au sein d'un monde de normes et de contraintes morales. Alors il se détachait sur ce fond d'austérité et brillait de tous ses feux. Mais une telle posture n'est plus du tout possible aujourd'hui : l'effondrement de leurs adversaires d'hier a rendu caduc tout ce qu'il pouvait y avoir de distinction chez eux, et a transformé leurs fines jouissances d'esthètes en une quête universelle du plaisir, en un plat conformisme égoïste et obtus. Jamais les fruits d'une victoire n'ont été si amers au cours de l'histoire.

15 janvier 2025

Controverse sur Woody Allen


POUR : - En définitive, me dit-il, peu de choses dans la vie m’auront procuré autant de bonheur que de regarder les films de Woody Allen. J’ai les DVD de tous ses films depuis Annie Hall, ce qui fait quarante-quatre DVD, toute une étagère. J’en ai vu certains cinq ou six fois. Certains de ses films récents sont un peu moins bons, bien sûr, mais la série qui va de Annie Hall (1977) à Une autre femme (1988) est admirable, glorieuse, une suite de chefs-d’œuvre, d’une sensibilité et d’un tact extraordinaires. Figure-toi que de 1979 à 1984, sur cinq films, quatre sont en noir et blanc, et ce sont quatre chefs-d’œuvre : Manhattan, Stardust Memories, Zelig et Broadway Danny Rose. Quel autre réalisateur, à la fin du vingtième siècle, pouvait ainsi s’offrir le luxe de tourner quatre films en noir et blanc pour de pures raisons esthétiques ? C’est un long solo de jazz à Central Park, un après-midi d’automne pluvieux. Il y a tout dans ces films : la qualité de l’écriture, la fluidité de la mise en scène, du montage, et surtout un sens de l’humanité dans ce qu’elle a de plus authentique : l’art, l’amour, l’humour, l’élégance du désespoir. Avec cette patine de la photographie de Gordon Willis qui hisse ces œuvres au statut de classiques. Il oscille avec aisance entre Tchekhov, Bergman et Chet Baker. Il fait partie de moi comme aucun autre cinéaste.

CONTRE : - Peu de réalisateurs sont aussi dangereux et néfastes que Woody Allen, me dit-il. Bien sûr, ses films sont plaisants à regarder. Mais pour quelqu’un qui, comme moi, aspire à donner un certain tour philosophique et spirituel à son rapport au monde, Woody Allen représente vraiment le contraire de ce qu’il faut faire. Il détend toutes les cordes de la sagesse et de la virilité, et il alimente tous les penchants pathologiques à l’alanguissement et à la mollesse. Il place ses actrices sur un piédestal, s’inscrivant ainsi totalement dans le grand courant du monde moderne qui consiste à mettre la femme au centre de tout. Il bouche complètement la moindre perspective sur le Ciel et sur l’idéal, distillant son nihilisme ravageur à coups d’ironie et de sarcasmes. Il épouse sans réserve la grande tendance de notre époque à la superficialité, manipulant en virtuose tous les rouages de la sentimentalité pour parvenir à ses fins. Ce qu’il génère, c’est de la fébrilité, de l’instabilité, tout ce que les anglo-saxons appellent neediness. Et c’est un escroc, un faux intellectuel : il parsème ses platitudes de références littéraires pour épater le bobo (et il faut reconnaître que cela a admirablement fonctionné), mais le fond reste atterrant de conformisme. Ce n’est pas qu’il soit mauvais dans son art, mais il est mensonger, destructeur, vraiment dangereux.